En Côte d’Ivoire, la démocratie confisquée par l’opposition ?

Les analystes craignent que les ingrédients de nouvelles violences intercommunautaires ne soient réunis.

À deux semaines du scrutin, l’opposition ivoirienne a décidé de tourner le dos à la présidentielle. « Nous ne sommes pas du tout concernés par le processus électoral en cours, ce processus est illégal parce qu’il ne répond à aucun critère international », a lancé Pascal Affi N’Guessan, candidat du FPI, lors d’une conférence de presse conjointe avec son homologue du PDCI-RDA, Henri Konan Bédié, ce jeudi 15 octobre à Abidjan.

Résolus à bouleverser l’agenda politique, ils ont invité les citoyens à leur emboîter le pas. « Nos militants, comme les électeurs ivoiriens, doivent s’abstenir d’y participer, tant en ce qui concerne la distribution des cartes électorales, qu’en ce qui concerne la campagne électorale », a ajouté M. Affi N’Guessan.

Empêcher le convoyage et la distribution de tout matériel et affichage électoral

Car c’est bien à la mise en application d’un « boycott actif » que les Ivoiriens sont invités. Cela implique notamment « d’empêcher le convoyage et la distribution de tout matériel et affichage électoral », comme le souligne un document interne du FPI.

Alors que de nombreux rassemblements sont prévus par le président sortant, Alassane Ouattara, les opposants appellent également les électeurs à « empêcher les meetings de campagne » ainsi que « la distribution et le retrait des cartes d’électeur », une initiative désormais soutenue par Ouattara Gnonzié.

Selon plusieurs membres de l’opposition, le pays doit également s’attendre à des barrages de routes et à des manifestations, ce qui fait craindre une montée des violences à l’approche de l’élection. Si un proche du candidat Henri Konan Bédié se dit « inquiet par cette épreuve de force qui pourrait mener à des affrontements », le secrétaire national du FPI confie, lui, que cette situation « mènera sans doute à la violence ».

Tergiversations autour de la légitimité du processus électoral

Pourtant, ceux qui appellent aujourd’hui à la « désobéissance civile » avaient reconnu la légitimité du processus électoral en soumettant leur candidature au Conseil constitutionnel, qui les a validées le 14 septembre. Comment expliquer leur revirement soudain ?

Alors que le président sortant a été accueilli dans une liesse populaire à Korhogo (à 633 km au nord d’Abidjan), de nombreux analystes craignent que l’appel au boycott ne soit une manœuvre politique visant à diviser le pays, et réveiller les vieux démons de la politique ivoirienne.

En effet, la polémique autour des propos tenus par Henri Konan Bédié en juin 2019 échauffe encore les esprits. « Il faut que nous réagissions pour que les Ivoiriens ne soient pas étrangers chez eux, car actuellement, on fait en sorte que l’Ivoirien soit étranger chez nous », avait déclaré l’ancien président.

Qualifiés par certains de « xénophobes », ces propos renvoient au vieux concept d’« ivoirité » cher à M. Konan Bédié. Pensé dans les années 1990, ce néologisme devait permettre de distinguer les « vrais » des « faux » ivoiriens, et servir, au passage, à écarter Alassane Ouattara (d’origine burkinabè) de la course à la présidentielle.

Plus grave encore, les débats et conflits autour de la question de l’ivoirité sont à l’origine de l’exclusion politique d’une partie de citoyens, ayant mené le pays à la crise politico-militaire des années 2000. Ce concept a notamment permis « un rejet de plus en plus marqué des musulmans, et des gens du Nord en général, dans les sphères administratives et politiques depuis la mort de Houphouët-Boigny, parallèlement à la montée d’une xénophobie populaire dirigée contre les Sahéliens », explique François Gaulme, chercheur associé au Centre Afrique subsaharienne de l’Ifri.

« Recette de guerre civile »

Pour le chercheur, Alassane Ouattara a été l’une des principales victimes de la « surenchère nationaliste » de l’époque. Or, le 10 octobre dernier, lors d’un meeting au stade Félix Houphouët-Boigny, Apollinaire N’Guessan, de la plateforme Agir, a appelé les Ivoiriens à « chasser » du pays Ouattara le « Mossi ». L’Histoire serait-elle en train de « bégayer » ?

Dans un pays où les considérations ethniques et régionalistes occupent une place prépondérante (bien que souvent inavouée) dans la vie politique, une telle déclaration ne peut être anodine et vise à disqualifier non pas le projet politique mais l’identité du président sortant.

« En période électorale, la majorité des gens ne se décident pas sur des programmes, mais en fonction de l’identité des candidats », confirme Arsène Brice Bado, professeur de sciences politiques et vice-président de l’Université jésuite du centre de recherche et d’action pour la paix (Cerap-UJ).

« Nos adversaires se réfugient derrière la question du troisième mandat, mais au fond, leur seul problème avec le président est ce qu’il est, c’est-à-dire un nordiste musulman », dénoncent de leur côté les proches du chef de l’État.

Alors que les divisions Nord/Sud restent profondes en Côte d’Ivoire, les initiatives de l’opposition contre le processus démocratique rappellent les sombres heures de l’Histoire récente du pays, et les débats stériles autour de l’ivoirité, qualifiée par François Gaulme de « recette de guerre civile ».

 

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