« MBZ semble bien déterminé à profiter des quatre années à venir pour poursuivre son irrésistible ascension ».
Ce n’est pas le genre de la maison. Mohammed ben Zayed (dit « MBZ »), l’homme fort d’Abou Dhabi et prince héritier des Émirats arabes unis (EAU), se fait plutôt discret en ce moment. Fin stratège militaire avant tout, il a rapidement senti, depuis quelques semaines, le vent du boulet, avec l’arrivée de l’administration Biden à la Maison Blanche. On l’entend peu, on le voit peu. Et cela tombe bien, puisque tous les projecteurs sont braqués sur son principal allié régional, Mohammed ben Salman, qui essuie les coups pour deux. L’occasion pour lui, dans une période de tourmente côté saoudien, de se rapprocher de la Russie. Il recevait ainsi dans « sa » capitale Sergueï Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères, le 9 mars dernier, pour réfléchir à un avenir commun.
Il y a au moins une chose dont MBZ a pris conscience en deux mois : il n’y a plus de blanc-seing, à ce stade, accordé à sa stratégie tous azimuts de provocation et d’influence au Moyen-Orient, comme ce fut le cas – ouvertement et de manière effrontée – pendant quatre ans, du temps de Donald Trump. Il doit donc développer à nouveau de puissantes alliances qui lui permettront de poursuivre sa conquête régionale et mondiale. Hors caméras, le prince héritier émirati observe la situation, et redéploie ses forces ainsi que sa stratégie, dans une logique qui ne doit pas attirer la curiosité de la Maison Blanche outre-mesure pour le moment.
Désengagements
Car pendant que l’actuelle administration américaine est focalisée sur la redéfinition de sa relation avec l’Arabie saoudite, d’un côté, et les négociations avec l’Iran, de l’autre, elle laisse relativement tranquille la pétromonarchie émiratie, qui a semé – tout autant que les Saoudiens – la zizanie dans la région pendant quatre ans. L’occasion, pour MBZ, d’avancer des pions supplémentaires afin d’engranger les soutiens internationaux à des fins régionales, pour poursuivre, entre autres, sa lutte pavlovienne contre l’islam politique et l’influence de ses ennemis, avant tout turc, iranien et qatari. L’un des terrains d’entente les plus à même de rapprocher Vladimir Poutine et MBZ, au fond.
Les choses vont-elles évoluer dans la région avec l’arrivée de Joe Biden à Washington ? Pas si sûr. Les États-Unis, parfois désorientés dans leur stratégie régionale, annoncent bien souvent des désengagements… tout en cherchant à conserver une main sur le Moyen-Orient, d’une façon ou d’une autre. Le vide laissé n’a jamais rendu service à la diplomatie américaine. Sans brusquer sa relation avec Riyad, Washington est venue punir le jeune prince héritier fougueux, en faisant du roi Salman son unique interlocuteur saoudien à ce stade, et ressortant du tiroir le terrible assassinat de Jamal Khashoggi. De quoi permettre à Joe Biden de pointer sans complexe la responsabilité de l’ancien poulain de Donald Trump, porté jusqu’aux portes de la Maison Blanche par MBZ lui-même dès 2015.
Il y a pourtant fort à parier que les positions américaines sur le terrain ne changeront guère, de la Syrie, à l’Irak, en passant par l’Iran et l’Arabie saoudite. La relation Washington-Riyad devrait rester ce qu’elle est, tout comme les alliances dans le Golfe de manière générale. Et ce quelles que soient les inimitiés des uns envers les autres. Suivez mon regard : si les EAU se tiennent correctement, Joe Biden ne leur portera pas préjudice. MBZ, qui fait souvent les gros titres dans la région, pourrait se contenter, en ce moment, de baisser les yeux, recevoir certains de ses homologues, tenir des réunions, évaluer des politiques régionales, visiter des pavillons du salon international de l’armement IDEX – le plus grand au monde. Oui mais non ; le prince héritier émirati ne se tient pas tranquille.
Ascension mégalomaniaque
Anticipant les (potentiels) futurs coups bas de la nouvelle administration américaine, ayant besoin d’alliés puissants pour sauvegarder son indépendance comme tout micro-confetti géopolitique, il multiplie dans le même temps les appels du pied en direction de la Russie. La meilleure option du moment, probablement, pour normaliser d’autres relations régionales. Ainsi, à l’occasion de la visite de Sergueï Lavrov il y a quelques semaines, MBZ a réaffirmé son souhait de normaliser ses relations avec le régime de Damas, le grand protégé de Moscou. De quoi irriter Washington, alors que le prince héritier affirmait à cette occasion vouloir accorder « la priorité à la paix, à la stabilité, et à la prospérité ».
De même, il avait tenté un timide rapprochement avec l’Iran, dès l’été 2019, afin d’essayer de faire revenir les 400 000 Iraniens qui avaient fui Dubaï après le déclenchement du blocus contre le Qatar, en juin 2017, et qui faisaient tourner le commerce de la ville, en crise depuis. La récente « réconciliation », au sein du Conseil de Coopération du Golfe (CCG), entre Riyad et Doha, était un argument supplémentaire pour que MBZ ne se repose plus que sur l’Arabie saoudite et les États-Unis. Depuis plusieurs mois, les investissements privés émiratis en Syrie ont été massifs. Mais Moscou et Abou Dhabi veulent aller loin, bien plus loin que de « simples » ententes géostratégiques sur l’évolution de la région.
Alors que les Émirats ont des visées plus qu’ambitieuses dans la conquête spatiale, ils viennent d’annoncer la création d’une entreprise commune avec les Russes, pour produire un avion de ligne supersonique, concurrençant ouvertement SpaceX, l’entreprise américaine d’Elon Musk homologuée par Washington, qui devrait assurer les futurs vols spatiaux habités dont tout le monde rêve. La Compagnie aéronautique unifiée russe (OAK) et Mubadala, une société d’investissements d’Abou Dhabi, devraient d’ailleurs dévoiler le design de ces avions du futur d’ici la fin de l’année. Discret, donc, MBZ, semble également bien déterminé à profiter des quatre années à venir pour poursuivre son irrésistible ascension mégalomaniaque et sans limites.
