Chibanis contre SNCF : « Je n’ai pas compris cet oubli médiatique »

|
22.02.2018

Les 848 cheminots marocains qui viennent de faire plier la SNCF pour « discriminations » ont pâti de l’air du temps médiatique.

L’euphorie a rapidement laissé place à la déception. Le 31 janvier dernier, la cour d’appel de Paris condamnait la SNCF à verser 180 millions d’euros à 848 « Chibanis » (« cheveux blancs » en arabe), d’ex-cheminots marocains – pour la plupart – aujourd’hui à la retraite, victimes de discriminations de la part de l’entreprise publique (1). Embauchés entre 1970 et 1983 par la société ferroviaire, ces derniers n’avaient pas eu droit au statut, plus avantageux, des cheminots, réservé aux ressortissants français. Une inégalité de traitement manifeste selon les juges, qui ont donc confirmé le jugement rendu en première instance par les Prud’hommes en septembre 2015. Et mis fin à une procédure de plus de douze ans, provoquant de nombreuses réactions de satisfaction sur Internet.

Sur Twitter, la députée La France insoumise Danièle Obono a ainsi salué la « victoire [des] Chibanis, victimes de discriminations pendant 40 ans par la SNCF. Ils obtiennent enfin la reconnaissance qu’ils méritent, bravo à eux pour leur dignité ! Un exemple pour toutes les personnes qui se battent contre les inégalités » selon elle. Dans un communiqué publié sur son site Internet, le Défenseur des droits s’est de son côté félicité « de la décision de la Cour d’appel de Paris dans l’affaire des 848 Chibanis contre la SNCF, dans laquelle il avait présenté ses observations à l’audience. […] C’est une belle victoire pour ces cheminots d’origine étrangère, dont l’entier préjudice lié à la discrimination – carrière, retraite, formation, moral – a été réparé » estime-t-il.

« Séquence médiatique du moment »

Dès le lendemain, pourtant, le ton change. Les mêmes personnes qui se félicitaient de la « décision de justice hors-normes et inédite » rendue la veille, pointent à présent du doigt le traitement médiatique très léger réservé au verdict. La journaliste Nassira El Moaddem, directrice du Bondy Blog, en fait partie ; dans son viseur : les journaux télévisés de TF1 et de France 2 – regardés par 5 à 6 millions de personnes régulièrement. « Par l’absence de sujets dans les deux grands JT du soir, la télévision [a discriminé les Chibanis] une nouvelle fois. Après la discrimination par l’employeur, une certaine forme d’invisibilité médiatique » déplore-t-elle dans un billet posté le 1er février. Et de s’interroger : « Une telle victoire pour ces 848 personnes ne méritait-elle pas d’être rapportée à chacun des publics de ces chaînes, tant elle est inédite et porteuse de sens, dans un moment où les aspirations à l’égalité n’ont peut-être jamais été aussi fortes ? ».

Une déception que l’avocate des ex-cheminots marocains partage. « Franchement, je n’ai pas compris cet oubli médiatique, avoue Clélie de Lesquen-Jonas, jointe au téléphone. La télévision a été lamentable. Sur 37 minutes de journal télévisé, ils n’ont pas le temps de passer deux minutes sur les Chibanis ? C’est une honte. Les gens sont énervés et je les comprends. » Et le « petit reportage avant les résultats » passé sur France 2 à l’heure du déjeuner n’y change rien, pas plus que le sujet diffusé sur France 3 pendant le « 19/20 » : « Je suis choquée et je ne suis pas la seule » affirme Mme de Lesquen-Jonas. Dont la contrariété, qui tranche singulièrement avec l’émotion affichée au sortir de la salle d’audience, le 31 janvier dernier, est d’autant plus grande qu’ « en première instance, il y a deux ans, on avait évoqué l’affaire au JT de 20 heures. Là non. »

Les changements intervenus au sein du groupe France Télévisions, au printemps 2017, n’ont probablement rien à voir avec cette différence de traitement de l’information. Emmanuel Marty, chercheur en sciences de l’information et de la communication au GRESEC (Université Grenoble Alpes), y voit plutôt une forme de lassitude de la part des chaînes de télévision. « Dans la mesure où il s’agit d’un ‘‘deuxième épisode’’, elles ont peut-être été moins attentives, jugeant que le sujet n’était plus ‘‘nouveau’’ » estime-t-il. En 2015, l’affaire était non seulement inédite, mais elle « croisait, d’une part, celle de la naturalisation des retraités Chibanis, d’autre part les difficultés croissantes de la SNCF et de son PDG Guillaume Pépy. » Une cohérence avec la « séquence médiatique du moment », selon lui, qui avait alors permis cette « plus grande visibilité » (2).

Hiérarchisation de l’information

Les chaînes se sont-elles effectivement lassées des pérégrinations judiciaires d’anciens cheminots marocains ? Contactés par Le Monde Arabe, la rédactrice en chef de l’édition du 20 heures de France 2, Agnès Molinier, et le Médiateur de l’information de cette même chaîne, Nicolas Jacobs, n’ont pas donné suite aux demandes d’entretien. « Les Chibanis sont peut-être pour eux des gens que l’on doit oublier » avance Me de Lesquen-Jonas. Qui, en plus de critiquer les deux canaux historiques, garde une vive rancœur contre une chaîne d’informations en continu bien précise. « J’ai eu BFM TV juste avant [le procès], ils m’ont dit : ‘‘On va faire venir des gens’’, et finalement ils n’ont rien passé, même pas trente secondes » regrette-t-elle.

Pas moyen, là non plus, de joindre Céline Pigalle, la directrice de la rédaction de la « première chaîne d’information de France » – dont le slogan, faut-il le rappeler, affiche « BFM TV, première sur l’info » – pour l’interroger à ce sujet. Un rapide coup d’œil à sa charte de déontologie indique toutefois que « BFM TV traite une grande pluralité de sujets et les hiérarchise, en fonction de leur importance et de leur temporalité ». Les sujets en question, ce mardi 31 janvier 2018, lorsqu’a été rendu le verdict de la cour d’appel de Paris ? « A Rueil-Malmaison, il surfe dans la rue grâce à la crue de la Seine » ; « Sarkozy dîne à Bercy avec Darmanin et lui témoigne son ‘‘amitié’’ » ; « Sur l’aéroport de Mexico, deux faucons veillent à la sécurité du trafic » ; « Gérald Darmanin ‘‘a la confiance’’ d’Emmanuel Macron et d’Edouard Philippe » entre autres.

Comment interpréter, dès lors, cette hiérarchisation de l’information qui a conduit à évincer les Chibanis de l’antenne ? Tout d’abord, explique Emmanuel Marty, en ayant conscience de « l’appétence des médias audiovisuels pour les sujets où l’image, le sensible voire le sensationnel, priment. Plusieurs travaux en sciences de l’information et de la communication ont montré que la télévision avait tendance à privilégier des ‘‘cadrages courts’’ dans son traitement de l’information, c’est-à-dire un choix de sujets et d’angles facilement compréhensibles et ne nécessitant pas d’explications ou connaissances préalables de la part du public. » Il est ainsi plus aisé, selon lui, de parler de « phénomènes météo que de questions mettant en jeu des dimensions juridiques, socio-historiques et/ou socio-politiques plus complexes. »

A cela s’ajoute la volonté de ces chaines de maximiser l’audience lors des rendez-vous quotidiens, afin de négocier le prix des espaces publicitaires auprès des annonceurs. Ce qui les rend « beaucoup plus frileuses à traiter de sujets non seulement complexes, mais également potentiellement clivants, susceptibles donc de faire baisser leur audience et, mécaniquement, leurs revenus publicitaires » précise le chercheur. Une logique que l’information en continu pousse à l’extrême. La raison ? « Les moyens de production sont moindres, les journalistes des rédactions de ces chaines sont soumis à des contraintes matérielles et temporelles extrêmement fortes et leur effectif est souvent plus jeune et moins armé pour traiter de sujets nécessitant un travail minimal de documentation. » Que l’on retrouvera plutôt à la radio ou sur le Web, « places fortes » de l’« hétérogénéité » journalistique.

« Il s’agit d’une bonne leçon »

L’avocate des Chibanis le reconnait d’ailleurs parfaitement : l’affaire contre la SNCF a été très bien traitée sur ces deux médias. « A la radio, la différence de ton et d’identité éditoriale entre les diverses antennes est réelle, et sur Internet, cette hétérogénéité est encore plus grande » explique l’universitaire. « Des travaux menés en France dès le milieu des années 2000 ont montré que certains sites, notamment les pure players, participaient activement du pluralisme de l’information, avec une vraie variété de sujets et d’angles » (3). Problème : ces plateformes ont une audience faible et côtoient, en ligne, « des acteurs beaucoup plus visibles, misant sur la réactivité et la productivité, et faisant un usage immodéré du copier-coller. »

A l’arrivée : aucune « réelle plus-value dans l’information », analyse Emmanuel Marty, pour qui « seuls quelques acteurs médiatiques sont en mesure de sortir de l’agenda dominant et de proposer des sujets absents des JT. » S’agissant des Chibanis, « pour le dire vite, sur Internet, un individu qui cherche cette information la trouvera, mais quelqu’un qui n’a pas connaissance de l’affaire aura toutes les chances de passer à côté. » Une carence amplifiée, d’après le chercheur, par « l’origine socio-culturelle des journalistes et les routines professionnelles acquises dans l’exercice du métier, qui concourent également à donner moins de saillance aux yeux des journalistes à des sujets concernant des minorités. »

Que pensent, d’ailleurs, les principaux intéressés du traitement médiatique de « leur » affaire ? « Je regrette un peu que les médias ne se soient pas bousculés comme en première instance » avoue Mohamed Benatta, secrétaire de l’association Ismaïlia, qui a permis de rassembler les 848 dossiers en vue du procès contre l’entreprise ferroviaire. Ce dernier de remonter aux racines de l’affaire : « Nous, on est des Marocains, le problème est là. On a travaillé autant que nos collègues français, mais la paie n’était pas la même et la montée en grades non plus. La SNCF, au départ, ne voulait pas reconnaitre qu’on avait les mêmes droits. » Elle sera, finalement, épinglée pour discrimination. Cette leçon vaut bien un hommage sans doute. Car selon M. Benatta, « les médias servent à célébrer les choses et donner des leçons pour les autres ; en l’occurrence, ici, il s’agit d’une bonne leçon. »

Lire aussi : Mohamed Benatta, mémoire de cheminot

 

(1) Les juges ont qualifié de discrimination directe en raison de la nationalité la différence de traitement dont ont été victimes les Chibanis tout au long de leur carrière à la SNCF, et de discrimination indirecte la différence de statut qui leur était appliquée et donnait droit à un régime de retraite distinct de celui des autres salariés.

(2) Il est possible de se demander quelle aurait été la visibilité du procès en appel s’il était intervenu ces jours-ci, alors que le rapport Spinetta sur l’avenir de la SNCF embrase actuellement la Toile, notamment parce qu’il préconise de supprimer le statut des cheminots.

(3) Voir le dossier « Internet et pluralisme de l’information » dirigé par Franck Rebillard dans la revue Réseaux (n° 176, 2012/6, La Découverte).

 

Partages