Le Maroc doit repenser de fond en comble son modèle de développement, estime le docteur en économie Jamal Bouoiyour.
Les initiatives du Maroc pour lutter contre la pandémie du Covid-19 ont été saluées dans le monde entier. J’en veux pour preuve les nombreux articles de presse qui encensent la bonne gestion de la pandémie et le leadership du chef de l’Etat. En France, plusieurs quotidiens nationaux, comme Le Monde (pas souvent tendre avec le royaume), L’Humanité, France Soir, Le Canard enchainé (connu pour son parti pris contre ce pays, c’est dire !), ou régionaux, comme Les Dernières Nouvelles d’Alsace, le Dauphiné Libéré, etc., des magazines (Le Point) et des chaines d’information ainsi que des radios (BFMTV, CNews, LCI, TF1, France Info, TV5-Monde, RFI…), des responsables politiques, tels Jean-Luc Mélenchon (La France Insoumise), Marine Le Pen (Rassemblement National), Nicholas Dupont-Aignan (Debout la France), se sont emparés du sujet. En dehors de l’Hexagone, on peut citer le Washington Post, El País, pourtant peu enclin à aduler le Maroc, Le Temps... La liste est loin d’être exhaustive.
Qu’en est-il exactement ?
Il faut avouer que le Maroc a su gérer la crise du Covid-19 avec beaucoup de dextérité et une réactivité qu’on n’avait pas coutume de voir jusque-là. Dès le début de la pandémie, le Maroc a fermé ses frontières, instauré un couvre-feu et mis en place très tôt (le 20 mars 2020) un confinement général très strict, qui durera jusqu’au 25 mai, date de la fête de l’Aïd (fin du ramadan). Il a ensuite mis en place un fonds spécial Covid-19, initié par le roi Mohammed VI. Environ 3 milliards d’euros de dons ont été récoltés en un temps record.
L’Etat a mobilisé tous les moyens dont il dispose pour sensibiliser la population, l’informer et la rassurer, en distribuant des aides pour les plus démunis. Un programme d’aide global a été minutieusement élaboré : aides aux TPE-PME (suspensions des paiements des charges sociales, report des échéances des crédits bancaires des mois de mars, avril, mai et juin, sans frais ni pénalités, des lignes de crédit garanti par l’Etat…), aux salariés du secteur structuré, aux travailleurs du secteur non structuré, nombreux dans le cas du Maroc.
Les forces de l’ordre ont été mobilisées pour appliquer les consignes du confinement de manière ferme. La télévision nationale a communiqué de manière ludique et régulière pour expliquer le déroulement des opérations. Des scènes hallucinantes montrant des préfètes en train de réprimander des contrevenants, tout en leur donnant des leçons de morale, filmés ostensiblement par des policiers, ont fait le tour de la Toile. C’est inédit dans un pays où la méfiance des citoyens envers l’institution sécuritaire est légendaire.
En même temps, l’Etat a mobilisé l’appareil industriel pour la fabrication des masques en grandes quantités, ainsi que des respirateurs Made in Morocco, là aussi dans un temps record. Une application de traçage (Wikayatona) est en cours d’élaboration, loin des polémiques et des débats sans fin, comme on peut le remarquer de l’autre côté de la Méditerranée. Autre bonne nouvelle : au moment où les agences de notation ont dégradé, à tour de bras, la note souveraine de plusieurs pays, l’agence Fitch Ratings a maintenu la note du royaume avec une perspective stable.
Certes, sous le double effet du Covid-19 et de la sécheresse, les perspectives économiques sont dégradées. Les principaux secteurs économiques ont été touchés de plein fouet (tourisme, phosphates, production automobile, sous-traitance aéronautique, …). Les flux financiers connaissent des perturbations importantes (remises de fonds de la diaspora marocaine, investissements directs étrangers…). Mais la baisse des prix de pétrole soulage, en partie, les finances publiques.
En ces temps de vacarmes, de tumultes et d’incertitude, le peuple a besoin d’une main qui ne tremble pas. La rigueur dont ont fait montre les autorités, en diffusant les informations de manière régulière sur le nombre de contaminés, de décès et de guéris, là aussi chose inhabituelle dans un pays connu pour son manque de transparence, est à saluer.
Il faut quand même noter quelques écueils dans ce tableau idyllique. D’une part, les ressortissants marocains en déplacement à l’étranger pour des raisons familiales, médicales, d’affaires ou pour le tourisme sont restés coincés depuis la fermeture des frontières le 13 mars 2020. C’est seulement le 15 mai 2020 qu’une commission parlementaire s’est réunie après moult hésitations pour réfléchir à un plan de rapatriement. Dans la foulée, 500 ressortissants marocains, coincés dans les enclaves espagnoles de Sebta et Melilla, ont pu regagner le Maroc.
D’autre part, certaines ONG ont critiqué la main « un peu trop ferme » des autorités marocaines contre ceux qui ne respectaient pas le confinement. Des vidéos ont été partagées sur les réseaux sociaux qui ont pu choquer. Pourtant, il existe un consensus au sein de la population pour réprimander ceux qui « mettent en danger » la population marocaine.
Le Maroc, un pays au milieu du gué
Au cours des 20 dernières années, le Maroc a connu une hausse de la richesse inédite qui le placerait au premier rang des pays MENA (Middle-East & North Africa) en termes de croissance économique, d’après les données de la Banque mondiale. Des progrès indéniables ont été réalisés dans différents domaines : infrastructures (ports, aéroports, gares, moyen de locomotion, autoroutes…), montée en gamme au niveau industriel (avec notamment des avances spectaculaires dans le secteur automobile), stabilité politique, droit des femmes… Il serait malhonnête de passer sous silence ces avancées.
La question qui se pose est de savoir pourquoi ces avancées n’ont pas d’effets induits ou de débordement (spillovers), comme diraient les économistes, sur les autres secteurs de l’économie et, in abstracto, sur la croissance qui demeure, somme toute, atone. Cette dernière dépend toujours du secteur agricole, malgré la montée en puissance du secteur industriel. La qualité de la croissance est mauvaise. Le contenu technologique des produits marocains est faible, les exportations n’arrivent pas à combler les importations malgré la prépondérance de l’automobile. Les dépenses de Recherche & Développement sont faibles, le nombre de brevets et de publications scientifiques demeure modestes, le nombre de chercheurs et d’ingénieurs est insuffisant…
Les causes de ce fatras sont archiconnues. Il y a évidemment le serpent de mer : le capital humain mal formé. Mais aussi les inégalités abyssales qui se sont accentuées au cours du temps, sans oublier, de manière plus générale, la qualité des institutions qui laisse à désirer. Par exemple, le partage du pouvoir entre l’institution royale et le gouvernement n’est pas très clair. Et que dire du secteur de la santé exsangue et en déliquescence depuis des années… Tous ces problèmes sont importants ; ils montrent clairement que le Maroc est un pays qui a des difficultés sérieuses qu’on aurait tort de sous-estimer. Il doit repenser de fond en comble son modèle de développement.
Le roi Mohammed VI ne dit pas autre chose. Il l’a reconnu lui-même, de manière on ne peut plus claire, lors du discours du trône pour ses 20 ans de règne (30 juillet 2019). Il ne faut pas non plus oublier que les mouvements de contestation (hirak), mis en sourdine provisoirement, sont à l’affût de la moindre étincelle pour exploser. Je fais mienne cette citation d’Antonio Gramsci : « Le vieux monde se meurt, le nouveau tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres », qui me fait penser à un proverbe chinois : « Les nuits sont enceintes et nul ne connait le jour qui naitra ».
Il faut dire que le Maroc a fait clairement le choix d’un modèle libéral inégalitaire, avec l’émergence d’un certain nombre de groupes industriels forts. La théorie du ruissellement voudrait que ces « champions nationaux », capables d’envahir les marchés internationaux (africains en particulier), produisent des effets de débordement sur les autres secteurs (PME et PMI) et, in fine, sur le bien-être national. Evidemment, tout ceci reste théorique ; dans la réalité il n’en est rien. Bien au contraire, les inégalités se creusent entre les riches et puissant groupes et le reste des petites industries, atomisées, qui finissent par basculer, le plus souvent, dans l’informel.
Une occasion rêvée se présente devant les autorités pour rectifier le tir. Je préconise d’utiliser le fichier des affiliés au système d’assistance médicale et ceux qui vivent en dehors de tout système de couverture et qui ont été recensés récemment pour profiter des aides de l’Etat, afin de mette en place un revenu minimum permanent pour aider les plus pauvres à vivre dignement. Ce revenu peut être largement financé par un impôt sur les grandes fortunes. C’est aussi une opération qui soulagerait la caisse de compensation qui profite surtout aux riches, car tout le monde (riches et pauvres) est logé à la même enseigne et profite des mêmes subventions.
Au-delà, il me semble que le modèle marocain a omis une variable clé de mon point de vue, à savoir la cohésion sociale. Pourtant Ibn Khaldoun, philosophe et sociologue arabe du Moyen-Âge, a déjà mis en exergue cette problématique. Ce dernier utilise le terme Assabiyya pour décrire la solidarité tribale ou clanique. Il s’agit d’une cohésion qui repose sur les relations entretenues entre les sous-groupes d’une tribu, d’une part, et entre la tribu et les autres groupes tribaux d’autre part. Selon Ibn Khaldoun, la notion d’Assabiyya couplée à une forte idéologie politico-religieuse constitue un pilier fondamental de l’émergence d’une dynastie.
Vers un nouveau contrat social
D’où une deuxième question qui se pose : comment faire corps, comment créer une nation composée de citoyens libres qui s’inscrivent dans une quête obstinée du juste ? Comment faire éclore un esprit critique qui permet de se prémunir des idoles ? Spinoza a montré en ce sens que « dans un État libre il est loisible à chacun de penser ce qu’il veut et de dire ce qu’il pense ». Le citoyen ainsi défini doit se transformer en un acteur actif, capable de transmettre les héritages du passé aux générations futures pour nourrir en permanence le patrimoine national. D’où le rôle de l’éducation, qui fait défaut justement au Maroc.
Chaque citoyen doit se sentir comme détenteur d’une parcelle de la souveraineté nationale. Il doit être consentant pour la mettre dans un pot commun et de la partager avec les autres citoyens. Ce processus peut se matérialiser par le truchement d’un nouveau contrat social. Cet affectio societatis doit être conçu, comme une sorte de voûte commune qui soutient la coexistence harmonieuse des citoyens par-delà leurs origines (riches ou pauvres), leur doctrines, options métaphysiques, orientations spirituelles. La nation, ainsi conçue, doit être le lieu commun d’appartenance ; toutes les affiliations doivent s’ordonner autour d’elle.
A la faveur de la crise du Covid-19, le Maroc a gagné la première manche : lutte contre la pandémie, réactivité, leadership, adhésion de la population ; bref, un grand moment de solidarité nationale a surgi de nulle part. Reste à transformer l’essai. Le Royaume est tout à fait capable de sortir de l’ornière en construisant un imaginaire collectif, un nouveau rapport à l’Autre pour édifier une économie solidaire et inclusive, respectueuse de l’environnement, où l’humain est au centre de toute action. L’économie ne doit plus régenter seule le parc humain. L’élite instruite et éduquée doit jouer un rôle fondamental, pour aider à l’édification de cet idéal et essayer, autant que faire se peut, de diminuer le gap abyssal entre d’une part, les nantis et d’autre part, les laissés-pour-compte.
Crédits photo : Fadel Senna/AFP

Jamal Bouoiyour est docteur en économie mathématique et économétrie. Il est enseignant-
chercheur à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour (UPPA). Ses domaines de recherche sont
l’économie de développement, l’environnement, la finance et les migrations internationales.