Le prince héritier d’Abou Dhabi est visé par une enquête française pour « complicité d’actes de torture » au Yémen.
On apprenait vendredi 17 juillet que la justice française enquêtait sur Mohammed ben Zayed Al-Nahyane, le prince héritier d’Abou Dhabi, pour « complicité d’actes de torture » sur fond de guerre au Yémen – qui dure depuis plus de cinq ans. Deux plaintes, dont une avec constitution de partie civile, avaient été déposées lors d’une visite officielle de celui que l’on surnomme « MBZ » à Paris, en novembre 2018. « En vertu de sa ‘‘compétence universelle’’ pour les crimes les plus graves, la justice française a la possibilité de poursuivre et condamner les auteurs et complices de ces crimes lorsqu’ils se trouvent sur le territoire français », rappelle à ce titre Le Parisien.
Les liens entre Paris et Abou Dhabi, notamment en matière de défense, sont assez étroits. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?
Sébastien Boussois : Les relations entre ces deux pays apparaissent presque désormais comme des relations de « bon sens », pour reprendre une expression du moment, face aux dangers et l’instabilité qui guettent la zone MENA (Middle East and North Africa, ndlr). C’est un long processus de collaboration entre Paris et Abou Dhabi dans lequel le président Emmanuel Macron n’est pas tout à fait étranger. Les enjeux militaires sont énormes et mêmes problématiques. Les Emiratis ont acheté beaucoup de matériel militaire à la France, des armes qui posent la question de la complicité de Paris, justement, dans des conflits comme au Yémen, où l’on retrouve entre autres des chars Leclerc. Alors accuser MBZ de crimes de guerre, n’est-ce pas aussi désigner tout droit le complexe militaro-industriel hexagonal ?
Ce partenariat entre la France de Macron et les Émirats arabes unis de MBZ, s’inscrit dans la constitution d’une véritable alliance politique et militaire qui va bien au-delà des intérêts géostratégiques partagés au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. La France, par son appui dans un certain nombre de pays aux Emirats, comme en Libye par exemple, a offert à MBZ la liberté de manœuvre nécessaire à travers la région pour pouvoir imposer son propre agenda. Cette vision contre-révolutionnaire de MBZ pour le Moyen-Orient, le président français, reniant un certain nombre de principes prétendument européens, la partage et préfère davantage de stabilité, quitte à ce qu’elle soit autoritaire, et moins de démocratie.
Au milieu du retrait américain de la région MENA, la France, avec ses rêves éternels de grandeur, a tenté de trouver sa propre voie en développant une politique étrangère et de sécurité orientale indépendante. Or, Paris se range derrière de nouveaux dictateurs, osons le mot, du maréchal Sissi en Egypte au maréchal Haftar en Libye, pour assurer les transitions politiques locales. Aujourd’hui, les Emiratis sont les premiers partenaires de la Syrie de Bachar al-Assad. Le but étant de créer un ordre régional autoritaire pour remplacer les tendances islamisantes souhaitées par les peuples comme alternative politique.
Il y a un an, en juillet 2019, les Emirats arabes unis, principaux alliés de l’Arabie saoudite au Yémen, décidaient d’y réduire leur présence militaire. Abou Dhabi a-t-elle pour autant disparu de la carte géostratégique du pays ?
Oui, les Emirats, à l’image de leur mentor américain, ont compris que la guerre serait difficilement gagnable, et qu’il fallait en revanche gagner du temps. En se redéployant diplomatiquement et militairement sur des zones stratégiquement plus rentables comme la Libye, Abou Dhabi a laissé l’Arabie saoudite faire le « job » au Yémen. Mais Mohamed ben Salman (dit « MBS »), le prince héritier saoudien, ne gagnera pas le conflit. En attendant, MBZ a placé ses pions, notamment dans la région du port d’Aden, dans le sud yéménite, et sur des points de contrôle maritime fondamentaux pour sécuriser la région et se rendre incontournable.
En cela, et c’est ce que je développe dans un livre à venir, Abou Dhabi est plus qu’une nouvelle Sparte : elle est une nouvelle Venise tentant de développer son emprise politique, économique, maritime et culturelle. Elle a également compris qu’isoler l’Iran, qui soutient les rebelles Houthis au Yémen, avait un coût très lourd pour Dubaï, qui a perdu près de 350 000 commerçants et hommes d’affaires iraniens depuis la crise régionale de 2016-2017. C’est pour cela que les Emirats ont essayé il y a un an de se rapprocher de l’Iran, en envoyant une délégation à Téhéran et tenter de relancer le business as usual.
Depuis les Emirats ont redéployé leur influence un peu partout dans le bassin méditerranéen, en France, au Maroc, en Tunisie, en Egypte, mais aussi au Soudan, dans la corne de l’Afrique, en Syrie et surtout en Libye, en soutenant le maréchal Haftar, avec la Russie, plus que jamais, contre le gouvernement de Fayez al-Sarraj, reconnu par la communauté internationale, la Turquie et le Qatar. Abou Dhabi a donc tout sauf disparu, et tente de se construire un petit Empire de soutiens, de zones d’influence, de réseaux de loyautés, et d’autoritarisme partout où elle le peut.
Comment expliquez-vous la situation actuelle au Yémen, « pire crise humanitaire du monde » selon l’ONU, et pourquoi n’arrive-t-on pas à résoudre le conflit en cours ?
Tout simplement parce que MBS et MBZ font partie des dirigeants populistes faisant fi du droit international, et bravent toutes les règles du droit humanitaire. Des millions de déplacés, près de 300 000 morts. Qui peut croire encore que ce conflit sera gagné, sans un règlement politique par un retour à la table des négociations, et un retour de l’Iran dans l’arène de la diplomatie internationale ?
Ce qui est terrible, c’est de voir les Emirats, qui ont été un îlot libéral dans la région, se radicaliser depuis les Printemps arabes, et prendre le chemin du mentor américain : attiser et nourrir des guerres proxy, qu’ils ne gagnent pas – comme Washington –, violer constamment le droit issu de 1945, rompre ou participer à la rupture d’accords internationaux, comme celui de 2015 qui permettait un meilleur contrôle sur l’Iran, et tenter par la voix de son prince héritier de devenir, au mépris des peuples – ce que l’on appelle la « rue » arabe, parfois un peu péjorativement –, le nouvel homme fort du monde arabe.
Il y a deux ans, peu de médias généralistes ne s’attardaient sur lui. Aujourd’hui, on comprend le danger qu’un tel dirigeant mégalomane peut faire peser sur l’avenir de la région, comme Trump, Erdogan, MBS, Khamenei et tant d’autres.
Résoudre la crise au Yémen par le voie diplomatique serait un premier pied de nez à l’appétit sans fin du prince. Il faudrait faire de même avec la Libye, en commençant par déposer les armes, du côté des armées régulières comme des mercenaires, financés (entre autres) par Abou Dhabi, et qui sont notamment à l’origine des accusations de crimes de guerre, actes de torture, disparitions, exécutions extra-judiciaires constatés au Yémen comme en Libye.
Crédits photo : Le président français, Emmanuel Macron, et le prince héritier d’Abou Dhabi, Mohammed ben Zayed (Reuters/Gonzalo Fuentes).
