Pegasus : « Tous les regards sont braqués sur le golfe Persique »

Sébastien Boussois rappelle qu’Abou Dhabi a surveillé un cinquième des téléphones concernés.

Ils persistent et signent. Non, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis (EAU) n’ont pas eu recours au logiciel israélien Pegasus, afin de surveiller des journalistes et des militants des droits humains dans leur pays (mais pas que), comme le laisse entendre l’enquête récemment publiée par un consortium international de journalistes et Amnesty International (« Projet Pegasus »).

« Un responsable a démenti les allégations parues dans la presse selon lesquelles une entité du royaume [d’Arabie saoudite] aurait utilisé un logiciel pour surveiller les communications », a indiqué l’agence de presse officielle saoudienne SPA mercredi soir, sans préciser le nom du logiciel en question. Selon cette source, « ces allégations sont infondées », et Riyad « n’approuve pas ce genre de pratiques ».

Même son de cloche aux EAU, qui ont, contrairement à leur voisin et allié saoudien, normalisé leurs relations avec Israël : « Les allégations faites récemment par des médias prétendant que les Émirats font partie d’un certain nombre de pays accusés de surveillance ciblant des journalistes et des particuliers sont dénuées de preuves et catégoriquement fausses », a déclaré le ministère émirati des Affaires étrangères.

L’Arabie saoudite et les EAU figurent pourtant parmi les pays où le logiciel Pegasus, délivré par l’entreprise israélienne NSO, aurait été utilisé pour surveiller des journalistes, hommes et femmes politiques, militants des droits humains ou encore chefs d’entreprise, d’après l’enquête publiée la semaine dernière. Nos questions à Sébastien Boussois, politologue et spécialiste du Moyen-Orient.

Que pensez-vous des démentis saoudien et émirati, auxquels est venu s’ajouter celui du Maroc, accusé d’avoir espionné Paris (notamment) ?

J’ai le sentiment qu’en matière d’espionnage, les Saoudiens, les Émiratis comme les Marocains sont dans une posture assez délicate. Il est vrai que depuis quelques années, on savait qu’il y avait des relations privilégiées entre les EAU et Israël, notamment en matière de cyberespionnage ou de hacking, mais on n’imaginait pas qu’à ce point, Abou Dhabi ait pu trouver un tel intérêt à l’achat de logiciels comme Pegasus, pour le détourner en grande partie de son projet originel, qui est la lutte contre le terrorisme.

En réalité, de la part de l’Arabie saoudite et des EAU, cela participe d’une stratégie de très longue date, qui remonte aux « printemps arabes ». S’inscrivant dans cette logique classique et historique de la lutte contre le terrorisme à la mode George W. Bush, MBZ [Mohammed ben Zayed, le prince héritier d’Abou Dhabi, ndlr] a bien compris qu’en brandissant systématiquement toute menace, soit terroriste, soit de renversement par deux ou trois membres des Frères musulmans qu’il pourrait y avoir au sein de la confédération, qu’il pouvait faire à peu près tout ce qu’il voulait et qu’il avait les mains libres pour le faire.

Cet îlot libéral qu’étaient les EAU il y a quelques années est devenu une enclave autoritaire et sécuritaire dont personne n’a eu véritablement conscience jusqu’à maintenant. Cela fait des années que l’on alerte sur les dérives radicales de MBZ sans qu’il y ait d’échos ; tout le monde continue de partir en vacances à Dubaï sans se rendre compte que la cité-État n’est qu’un mirage. En réalité, les EAU deviennent une nouvelle Sparte, c’est-à-dire une puissance politique, économique, culturelle, mais surtout militaire. Et la surveillance est l’un des éléments importants dans la stratégie de MBZ, comme la conquête des ports, ou comme cette logique d’ingérence dans un certain nombre de régimes du Moyen-Orient, pour renverser les aspirations démocratiques et les mettre en sourdine.

Quant au Maroc, c’est surréaliste de constater que Rabat puisse se mette à surveiller son partenaire et allié principal en Europe, la France, et on voit bien que le chef de la sécurité et du renseignement est quelque peu coincé, parce qu’il a non seulement surveillé des ressortissants français, mais également des individus au sein même du Maroc, jusqu’au roi. De fait, on s’inscrit, au Moyen-Orient, comme ailleurs, dans une société de surveillance à la sauce 1984, pour essayer d’anticiper les bouleversements politiques et géopolitiques à venir. Je crois que la sécurité est devenue l’outil et l’instrument numéro un pour un certain nombre de pays, non seulement pour assurer leur survie, mais également pour assurer leur leadership local ou régional.

Ce qui est sûr, c’est que les dérives auxquelles nous assistons dépassent le simple cas de la lutte contre le terrorisme. Elles permettent d’exercer une surveillance à l’intérieur et à l’extérieur de l’Arabie saoudite et des EAU, afin de hacker un certain nombre de téléphones. Ce qui me semble très inquiétant, s’agissant des EAU, car on parle de 10 000 appareils surveillés sur les 50 000 estimés à ce jour.

Les révélations du « Projet Pegasus » remettent-elles en cause l’équilibre géopolitique déjà précaire du Moyen-Orient ?

Tous les regards sont braqués sur le golfe Persique, et sur le monde arabe en général, même si les accusations d’utilisation frauduleuse de Pegasus concernent les EAU et l’Arabie saoudite essentiellement. Au sein même de cette surveillance, pas un seul numéro iranien n’a été surveillé par Abou Dhabi, peut-être en raison du rapprochement récent des deux pays et parce que MBZ a compris, après la mise au ban de MBS, qu’il avait intérêt à rester proche d’un certain nombre de pays de la région, comme l’Iran – puisque ce ne peut être la Turquie. Renouer avec Téhéran permettrait aux Émiratis de jouer les leaders dans la région du Golfe, même si, selon moi, ce rôle peut échoir au Qatar.

Que dire au sujet de la princesse Latifa al-Maktoum, fille de l’émir de Dubaï, rattrapée « grâce » au logiciel espion alors qu’elle tentait de fuir sa « prison dorée » émiratie, en 2018 ?

On voit bien que la situation des Maktoum est de plus en plus trouble. Il y avait déjà une soeur qui avait disparu, et celle-là essayait de s’exprimer et de crier au scandale sur ses conditions de détention. On voit bien que les EAU glissent totalement vers un régime autoritaire et cynique dont personne ne devrait rêver à l’heure actuelle, alors qu’encore une fois, on part en vacances à Dubaï sans sourciller.

L’obsession et la paranoïa de MBZ, qui a probablement peur pour son pays, mais également pour lui-même, le poussent à cette stratégie d’intrusion et de surveillance, aux fins de contrôle de ses concitoyens – si tant est qu’on puisse les appeler comme ça -, afin de savoir ce qu’ils ont dans leur tête et ce qu’ils peuvent tramer contre lui. Cette stratégie dictée par la peur et la paranoïa, contre un ennemi qui n’existe pas forcément – en l’occurrence les Frères musulmans par exemple -, peut très mal finir.

Partages