Monde arabe : entre tribalisme et vénalité, les limites de la chose publique

Pour réussir sa « révolution », le peuple doit en premier lieu se défaire de la politique du « pas de problème », estime Rorik Dupuis Valder.

D’un point de vue anthropologique, l’on peut dire que les sociétés du monde arabe fonctionnent selon un modèle tribal qui souvent échappe aux observateurs étrangers les moins patients. Les simples touristes occidentaux arrivant pour la première fois sur le sol oriental sont immanquablement surpris, voire exaspérés, par cette négligence manifeste de l’espace public — pollution, incivilités et anarchie sur les routes, urbanisme incohérent, délabrement du patrimoine historique, dysfonctionnement des transports collectifs… — qui en ferait à leurs yeux une zone « sous-développée ».

En réalité, cette apparente indiscipline du citoyen oriental ne tient pas nécessairement à quelque égoïsme primaire ou son mépris désespéré du bien commun, mais trouve plutôt ses origines, plus largement, dans ce tribalisme culturel propre aux peuples du Maghreb et du Moyen-Orient. Par tribalisme l’on entend ici, dans sa conception moderne, le modèle d’existence sociale réduit aux seuls intérêts immédiats de la famille élargie, incluant possiblement les amis proches.

La notion même de « citoyenneté » ne semble pas la plus appropriée pour qualifier le statut d’appartenance nationale — du moins collective — dans les pays du monde arabe. Car leurs habitants, à la différence de citoyens sensibilisés dès le plus jeune âge au respect et à la sacralité du bien commun, tendraient à faire de la réputation et des bénéfices familiaux une priorité d’action, personnelle et professionnelle, au détriment de l’intérêt général. C’est ce modèle étroit et exclusif, entretenu par une vénalité de circonstance, qui cause souvent le plus de tort à la chose publique, et serait en partie à l’origine d’un sous-développement socio-économique global.

Si l’on voulait être sévère, l’on pourrait même ajouter que par les conflits à répétition, avec les récentes vagues d’immigration massive et les faux paradis numériques dans lesquels s’engouffrent toujours plus de jeunes gens désorientés, mais encore avec l’introduction désastreuse de l’économie de marché et du consumérisme le plus improductif, c’est désormais une certaine forme d’individualisme acculturant qui prévaut sur le tribalisme originel…

Dans une société de l’informel et des apparences à maintenir coûte que coûte, au prix parfois du mensonge, de la trahison ou du conflit de génération, il s’agirait là, fondamentalement, d’une absence d’éducation à l’universalisme : les jeunes courageux sauraient ainsi sortir des projections de la vision tribale pour s’approprier, en qualité de citoyens, les enjeux du monde et de la collectivité élargie, tandis que les autres subiraient, par la force des choses, un système proprement inégalitaire, où les plus influents assureraient par cooptation et privilège leur domination sur les plus démunis, aussi vertueux soient-ils.

Pour réussir sa « révolution », le peuple doit en premier lieu se défaire de cette politique du « pas de problème » — héritée en partie des différentes intrusions coloniales —, pour passer à la politique de l’engagement réel. Car ce qui fait l’homme responsable, c’est bien sa faculté à affronter les problèmes, et à œuvrer pour leur résolution, non sa disposition à la sujétion et la dissimulation, y compris en cas d’injustices sociales avérées.

Le peuple doit en effet s’affranchir massivement de cette forme d’infantilisation imposée ou d’obsession victimaire, basée sur le principe autoritariste archaïque de soumission/répression, par lequel les uns abusent sans scrupule et sans limite de l’impuissance des autres, qui eux se serviraient trop facilement d’un certain fatalisme superstitieux pour justifier leur attentisme régressif quand ils ne se complaisent pas dans la plainte ingrate et systématique vis-à-vis du corps décisionnaire en place… En somme, c’est bien de courage collectif qu’il s’agit là. Pas de subversion idéologique ou de révolution aveugle, mais de courage intelligent et visionnaire, en faveur de l’égalité des chances, seul progrès social à défendre en première ligne si l’on souhaite la paix dans la cité.

Cet échec de la prospective et de l’engagement pour l’intérêt général — de ce que l’on nommerait donc « universalisme » —, se vérifie tout particulièrement par l’absence de politique sociale efficiente et les inégalités criantes qui peuvent exister dans les pays soumis aux règles de ce néo-tribalisme borné. Il suffit d’en juger au peu de considération politique accordé à l’instruction publique et à la question de la protection de l’enfance, pourtant déterminantes, dans des sociétés victimes de dirigeants vénaux et arrivistes, étrangers à toute vision supérieure en faveur de la collectivité, qui préfèrent faire bonne figure auprès de leurs maîtres financiers en délivrant des permis de construire aux centres commerciaux et écoles internationales d’une élite plus ou moins légitime, tout en refusant de voir ces centaines de milliers d’enfants à la rue du fait de violences familiales ou de discriminations sociétales, y compris religieuses.

Si la reconnaissance sociale s’y mesure au pouvoir, à la propriété et à la fortune — plus ou moins honnêtement acquis —, au seul statut ou patronyme, il existe bien un ensemble de gens engagés pour l’équilibre public et citoyen : dans des pays où l’on « respecte » les mafieux et les caïds, aussi inélégants soient-ils, ces gens portant l’espoir du développement, en plus des artisans, agriculteurs et personnes de service, ne sont autres que les fonctionnaires du quotidien (enseignants, médecins, policiers, agents de la justice…), qui tout en œuvrant consciencieusement pour la bonne santé de la collectivité, souffrent bien souvent d’un manque général de considération — salariale, en premier lieu —, quand ce ne sont pas des tentatives de corruption tous azimuts.

Par défaut, ce tribalisme culturel tend à légitimer de façon pernicieuse des régimes autoritaires — partant du mythe urbain selon lequel les gens seraient de façon constitutive trop peu disposés à l’autonomie et auraient besoin de guides incarnés de bonne conduite… —, fondés sur la surveillance et les restrictions plutôt que sur la confiance et la responsabilisation. Mais ce système de gouvernance ignore que plus on réprime et on soumet, plus on déresponsabilise et on radicalise les gens, dans la peur et la violence. Cependant, la justice est universelle : celle-ci finit toujours, à terme, par être réclamée et rendue par le peuple, quelles que soient les manœuvres élitistes employées.

Ainsi se forment des sociétés du non-dit, de la censure et de la gestion de crise au détriment de la prospective et de l’éducation, où des médias de propagande parlent d’« exploit militaire » lorsque trois coups de sommation sont tirés par un jeune troufion exalté ou un vieux va-t-en-guerre névrosé en vue d’intimider un ennemi inoffensif, s’agissant là d’alimenter la fable patriotique et l’hypocrisie démagogique de l’unité nationale par la grandiloquence militariste, comme si en 2020 les hommes n’étaient pas capables de se passer d’armes à feu et de drapeaux ensanglantés pour cohabiter en bonne intelligence…

Ainsi se forment des sociétés de clivages, contrôlées par des chefs de guerre ou des auxiliaires financiers craignant avant tout pour leur place et leur tribu, où les moins honnêtes des privilégiés méprisent ouvertement le peuple laborieux et redoutent activement l’égalité de classe ; des sociétés où la liberté, le propre de l’homme, relève de la dissidence ; où des fantoches médiatiques, artistes de cour et autres bouffons intellectuels subventionnés monopolisent les scènes et les débats sans jamais se distinguer ni faire avancer durablement les choses ; des sociétés du profit systématique et du clientélisme de rigueur, où le talent, le mérite et la compétence ne font pas grand-chose à l’affaire — sauf peut-être dans le domaine sportif, le génie physique ne pouvant définitivement s’acheter… — tant que l’idéologie du réseau dominant n’en a pas décidé autrement.

Oui la démocratie, la vraie, est bien évidemment possible dans le monde arabe ; ce fantasme littéraire ou anthropologique qui voudrait que les gens n’y soient culturellement pas disposés ou préparés ne tenant qu’à la mainmise historique et la paresse politique des clans et affairistes au pouvoir autant qu’aux stéréotypes arrangeants entretenus par les régimes mercantiles et néo-colonialistes d’Europe et d’Amérique du Nord, aujourd’hui devancés par l’empire chinois… L’ambition et la confiance, réciproque, qu’un pouvoir peut accorder à un peuple, n’ayant rien d’exclusivement occidental : au contraire, les citoyens frustrés et infantilisés du Moyen-Orient, qui bien souvent auront été tiraillés entre le fascisme politique et l’anarchisme du quotidien — c’est-à-dire victimes d’une corruption constitutive —, sont aujourd’hui plus prêts que jamais à participer à l’équilibre de leur démocratie, et non pas celle du « gang des bouchers de la Maison-Blanche » — pour reprendre la formule inspirée du chef historique d’Al-Qaïda, Oussama Ben Laden… — ou du Likoud expansionniste de Nétanyahou qu’on voudrait leur apporter par les bombardements et les McDonald’s…

En définitive, le modèle tribal n’enlève rien au talent ou à la détermination des individus, ni même à leur sens de la tolérance ou de la solidarité. Seulement, pour peu qu’il soit étroitement déterminé par le dogme, l’extrémisme religieux, la négligence ou la violence parentale, il tend à restreindre leur sens critique, bride leur volonté d’initiative et de rayonnement (l’on connaît par ailleurs les dégâts de la mère abusive et du père absent — ou inversement — sur l’enfant en attente naturelle d’équilibre affectif) en les orientant, inéluctablement, vers l’intérêt particulier, l’obédience et la prédation concurrentielle faute de reconnaissance supérieure pour leur potentiel engagement en faveur du bien commun, du service public ou, de façon plus ambitieuse, de l’humanité.

L’universalisme à la française, celui que des hommes de bonne volonté ont cherché à diffuser à différentes époques dans le monde, vit encore, mais celui que récite et promet le comédien Macron, à travers son délire futuriste de startuper et son totalitarisme sécuritaire et sanitaire, exploitant à dessein une menace terroriste ou épidémique dont l’hypermédiatisation tient tout bonnement de la propagande d’État, est évidemment un leurre pour les plus naïfs et une mauvaise blague pour les plus résignés : par ce guet-apens conceptuel, celui-ci ne fera qu’accélérer le démantèlement et la privatisation de la France entamés lors du règne communautaire de Sarkozy, pour résumer grossièrement le drame national des deux dernières décennies…

Peut-on sérieusement croire en une France répressive et abêtissante, où d’un côté on réduirait la « liberté d’expression » au blasphème pornographique tout en criminalisant l’esprit critique et la recherche de sens par les lois d’exception, et où de l’autre on manifesterait sa foi religieuse en décapitant des inconnus plutôt que les véritables auteurs, en haut lieu, des hostilités ? Une France bâillonnée, dès 6 ans, à l’école, dans la rue, et désormais à la maison, avec la complicité des médias de masse !? Un « Absurdistan » confiné de bureaucrates et de petits chefs dégénérés au service du Grand Capital, où l’on empêcherait les gens de travailler, de penser, de grandir, de se rassembler ou de faire du sport ?

Inutile de dire que le prêche républicain de Macron, certes génial en son domaine — qui n’est sans doute pas celui de la politique publique —, tient de la taqiya ultralibérale des prédateurs financiers formés à la globalisation… Celle qui, par exemple, permet à M. Le Drian d’écouler tout sourire les stocks d’armes français auprès de l’Arabie saoudite et des Émirats activement engagés dans l’anéantissement de ce pays magnifique qu’est le Yémen, dont la population civile n’aura pas attendu la psychose médiatique du Covid-19 pour crever dans l’indifférence générale… Après l’Irak, l’Afghanistan, la Libye ou la Syrie, que les valeureux GI’s de l’Oncle Sam, Clinton, Bush et Obama, seront venus « délivrer du Mal » avec le soutien régional des monarchies wahhabites et la bénédiction israélienne…

L’avenir, semble-t-il, n’est plus dans les tribunaux internationaux. Il est, et a toujours été, dans le pouvoir de création des gens. Mais que font les artistes ?

 

Crédits photo : Etel Adnan, Paysage, 2014.

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