L’affaire Khashoggi brouille-t-elle la « Vision 2030 » saoudienne ?

De nombreux investisseurs, dont Richard Branson, ont décidé de bouder le forum économique organisé jusqu’à demain à Riyad.

Voilà ce qui s’appelle « mettre les pieds dans le plat ». En ouverture du forum Future Investment Initiative (FII), hier à Riyad, le puissant ministre de l’Energie saoudien, Khaled al-Faleh, a reconnu que l’Arabie saoudite était en crise, après le meurtre « abominable » du journaliste Jamal Khashoggi, le 2 octobre dernier à Istanbul (Turquie). Ancien proche du pouvoir saoudien, ce dernier, en exil depuis un an aux Etats-Unis, ne cessait depuis de critiquer (entre autres) la dérive autoritaire du prince héritier, Mohamed ben Salman (dit « MBS »), suspect numéro 1 dans l’affaire. Parmi les 15 Saoudiens qui ont fait l’aller-retour dans la même journée, soupçonnés d’avoir exécuté la basse besogne, certains font effectivement partie de la garde rapprochée du fils du roi Salman.

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L’affaire, qui a éclaté à quelques semaines de l’ouverture de la deuxième édition du « Davos du désert », tombe très mal pour les autorités saoudiennes. Et, surtout, pour MBS. Celui-ci misait sur la conférence pour présenter au monde les avancées saoudiennes en matière de diversification économique, l’un des plus gros chantiers conduits par le prince héritier, qui vise à décorréler croissance et revenus tirés du pétrole, la principale manne financière du royaume. Portée par le plan « Vision 2030 », cette diversification nécessite cependant de gros investissements étrangers, censés affluer à Riyad, lors du forum économique, notamment. Sauf que les soupçons qui planent au-dessus du pouvoir saoudien, dans l’affaire Khashoggi, ont refroidi certains grands patrons.

« L’Arabie saoudite survivra »

Richard Branson, fondateur du groupe Virgin, avait ainsi annoncé, le 11 octobre dernier, qu’il ne se rendrait pas à la grand-messe des Saoudiens. « Ce qui se serait passé en Turquie, à la suite de la disparition du journaliste Jamal Khashoggi, […] changerait clairement la capacité de chacun d’entre nous, en Occident, à faire des affaires avec le gouvernement saoudien », avait-il notamment déclaré. Par ailleurs, le milliardaire britannique, qui devait conseiller le pouvoir saoudien dans deux vastes projets touristiques autour de la mer Rouge, a suspendu sa participation. Et vient de quitter la présidence de Virgin Hyperloop One, ce projet de voyage à très grande vitesse qui intéressait les Saoudiens pour leur ville futuriste, baptisée « NEOM ».

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Coup dur pour le prince héritier, qui doit faire face, dans le même temps, à l’échec de l’entrée en bourse de Saudi Aramco, la compagnie pétrolière (et bras financier) du royaume, censée lui rapporter quelque 100 milliards de dollars. Sans compter que Virgin a également suspendu ses discussions avec le Public Investment Fund (PIF), le fonds souverain de l’Arabie saoudite – l’un des plus gros de la planète -, grand argentier de la réforme « Vision 2030 », alors que Riyad souhaitait entrer au capital de Virgin Galactic et Virgin Orbit. Un simple contretemps, pour Florence Eid-Oakden, économiste en chef chez Arabia Monitor, un cabinet spécialisé dans les études de marché de la région Moyen-Orient et Afrique du Nord (MENA), auquel « l’Arabie saoudite […] survivra ».

« Peu importe qui elles sont »

Le processus de diversification économique entrepris par les Saoudiens « durera une décennie et ne se concrétisera pas dans quelques années », a-t-elle estimé, tout en rappelant que « le marché avait la mémoire courte ». Autrement dit : l’assassinat de Jamal Khashoggi a certes ébranlé le pouvoir saoudien et sa « Vision 2030 », mais ne constitue en rien un obstacle insurmontable. D’autres investisseurs, d’ailleurs, ont choisi, contrairement à Richard Branson, de faire le déplacement à Riyad. Patrick Pouyanné, le patron de Total, partenaire historique de l’Arabie saoudite, a ainsi signé plusieurs contrats pétroliers avec Saudi Aramco, estimant qu’il fallait « profiter » des moments de crise pour renforcer et approfondir les partenariats bilatéraux.

Cependant, l’affaire Khashoggi inquiète de plus en plus le pouvoir saoudien. Hier, dans un discours au Parlement, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a lâché une petite bombe, en affirmant que le meurtre du journaliste saoudien, qualifié d’ « assassinat politique », avait été prémédité. S’il a également déclaré ne pas douter « de la sincérité du roi Salman », il a en revanche préféré taire le nom de son fils. Pour quelle raison ? MBS a, en tout cas, annulé le discours qu’il devait prononcer hier à l’ouverture du forum, et rencontré, avec son père, des membres de la famille de Jamal Khashoggi. Dans le même temps, l’agence officielle du royaume, SPA, relayait le discours du gouvernement, qui souhaite « découvrir la vérité et punir les personnes » coupables. « Peu importe qui elles sont ».

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