Quelles perspectives pour l’humanitaire en Irak post-Etat islamique ?

Certaines zones du pays, qui n’a pas totalement réduit à néant l’EI, sont aujourd’hui délaissées par l’aide internationale.

Le 6 février dernier, le président américain, Donald Trump, s’est adressé aux représentants de la coalition dirigée par les États-Unis contre l’organisation État islamique (EI), déclarant que celle-ci avait déjà libéré « pratiquement » tout le territoire précédemment détenu en Syrie et en Irak, et annoncé qu’une victoire officielle était susceptible d’intervenir « probablement la semaine prochaine ». Des propos tenus après sa décision d’ordonner le retrait des troupes américaines de la Syrie, qui entraînera dans les prochains mois un changement important dans la dynamique du conflit en question. Et qui ont coïncidé avec l’annonce par les Forces démocratiques syriennes (SDF) de la dernière phase de leur opération militaire contre l’EI, le long de l’Euphrate, au nord-est d’Al-Baghouz, avec le soutien de la coalition.

S’il est correct de dire que nous observons la disparition du califat créé et imposé par l’EI après une série de conquêtes éclair de vastes étendues de territoire en Irak et en Syrie, il est cependant faux de dire que le groupe a été vaincu – notamment en Irak. Ces déclarations sur la prétendue défaite de Daech (acronyme arabe de l’EI) ont d’ailleurs été contredites par de nombreux acteurs de la coalition, y compris le général américain Joseph L. Votel, chef du commandement central américain, qui a déclaré dans un rapport à la commission du Sénat sur les forces armées, que les principaux acteurs et leurs alliés se retrouvent mêlés à une compétition d’influence en Syrie, ce qui pourrait donner aux restes du groupe djihadiste ou à d’autres un espace pour se reformer ou se reconstituer.

La chancelière allemande, Angela Merkel, a également déclaré de son côté que « le prétendu État islamique a été chassé de son territoire mais cela ne signifie malheureusement pas qu’il a disparu. Il se transforme en une force de guerre asymétrique. Et ceci, bien sûr, est une menace. » Les commentaires sur la défaite de l’EI sont enfin (et surtout) contredits par la situation sur le terrain, en particulier en Irak, où le gouvernement avait proclamé la victoire finale sur le groupe islamiste fin 2017. Or, sur la base de données disponibles publiquement, il apparait que les combattants, les cellules ou les sympathisants de l’EI ont été impliqués dans près de 2 000 incidents entre le 1er janvier 2018 et le 31 janvier 2019, avec un niveau d’attaques et d’incidents relativement stable et élevé sur l’ensemble de la période.

Expulsés de Mossoul – la « capitale » irakienne de Daech -, les éléments de l’EI se sont regroupés dans les provinces de Kirkouk, Diyala, Salah Ad-Din et certaines parties d’Anbar. De la ville de Hawija à la ville la plus à l’ouest de Tal Afar, ces éléments lancent des embuscades contre les forces de sécurité irakiennes, dans le cadre d’attaques d’une ampleur sans précédent depuis des années ; il est à ce titre intéressant de comparer les zones d’attaques actuelles des éléments de l’EI avec leurs zones d’opération et de contrôle avant décembre 2018. Car L’EI est en effet implanté dans les mêmes régions où le groupe s’est développé et à partir duquel il a conquis de grandes parties de l’Irak et de la Syrie.

La « vision à plus long terme » de l’EI

Alors que le gouvernement irakien – pour l’instant incomplet – continuera, à court et moyen termes, d’être confronté à un fort mécontentement populaire, à des faiblesses institutionnelles, à de profondes divisions politiques ainsi qu’à des protestations contre le manque de services, le taux de chômage élevé et la corruption politique, l’EI pourrait chercher à exploiter cette situation pour renforcer sa base et recruter des combattants locaux. Dans certaines parties de Mossoul, reconquises en 2017 par les forces gouvernementales après une longue et coûteuse campagne, le sinistre drapeau noir et blanc de l’EI a de nouveau flotté, ces derniers mois, semant la panique et la peur dans les villages environnants. En outre, des menaces crédibles ont obligé les autorités irakiennes à déplacer les prisonniers pour éviter leur évasion en cas d’attaque.

Aujourd’hui, le groupe évolue encore. Il s’est adapté à l’antipathie qui règne parmi les millions de personnes obligées de fuir leur foyer ou de vivre sous le joug des milices chiites. Mossoul est exactement à l’image de ce que souhaite l’EI ; la ville est emplie d’un ressentiment populaire, qui pourrait déposer progressivement les locaux sur l’orbite du groupe extrémiste. Et cela sans son intervention active. L’EI, pendant ce temps, met ses ressources au service d’une campagne menée au niveau des villages, dans des zones rurales, où la sécurité est inexistante la nuit, et qui porte ses fruits. En 2018, des dizaines de chefs de village ont ainsi été assassinés dans le nord de l’Irak, et au moins 13 ont été tués depuis décembre 2018, dont 4 à Mossoul. 

Selon des sources locales, autour de Kirkouk et à Hawija, quelque 700 combattants se seraient regroupés pour enlever des Kurdes et des Arabes contre rançon, et cibler des lignes électriques, des camions de pétrole, ainsi que des unités de police chargées de la défense des infrastructures critiques. Au cours des derniers mois, des dizaines de maisons appartenant à des militaires et à des officiers des milices chiites, ainsi qu’à des locaux qui relient les villages aux autorités étatiques, ont été incendiées. Les engins explosifs improvisés font également partie du quotidien dans le nord du pays, où des centaines de personnes en ont été victimes au cours de l’année 2018. Au fur et à mesure que les militants renforcent leur capacité de fabrication de bombes, les principales routes jonchées d’engins explosifs deviennent des « no go zones » pour de nombreuses organisations internationales.

Comme l’a récemment déclaré le Soufan Center, « l’Occident est axé sur la défaite militaire absolue, sur la base de l’expérience acquise dans la lutte contre les États-nations ; avec l’EI, il s’agit d’atténuer, pas de destruction. L’EI n’a jamais vu le califat en Irak et en Syrie comme la seule représentation de son pouvoir. L’établissement du califat peut représenter le point culminant de sa réalisation, mais l’EI et ses adhérents ont toujours adopté une vision à long terme de leur quête d’un Etat permanent régi par la charia ». Une quête permanente qui se poursuivra très probablement en Irak, où l’organisation avait et a toujours ses racines.

Perspectives et impact sur les organisations humanitaires

Le groupe radical réalise probablement que le contrôle d’un nouveau territoire n’est pas réalisable à court terme, mais il pourrait chercher à exploiter, dans le but de les rallier, les griefs des populations sunnites, l’instabilité de la société et les faiblesses internes aux forces de sécurité. L’EI commande toujours des milliers de combattants en Irak, et ceux présents en Syrie ont commencé depuis longtemps à passer la frontière, renforçant ainsi le groupe. Qui maintient 8 branches internationales, plus d’une douzaine de réseaux et des milliers de partisans dispersés dans le monde, malgré un leadership effectivement affaiblit et des pertes territoriales. Le groupe continuera très probablement à poursuivre ses attaques contre les forces de sécurité irakiennes et les milices chiites, dont l’influence à Bagdad et leur contrôle sur le terrain contribuent directement à pousser les jeunes sunnites vers l’EI.

Ces derniers temps, incitées par des financements institutionnels axés sur le soutien aux communautés, aux infrastructures et à la gouvernance dans les zones reprises au groupe extrémiste, les organisations humanitaires internationales ont considérablement accru leur présence dans toutes les zones auparavant sous le contrôle de l’EI. Certaines d’entre elles opèrent même uniquement dans ces régions, ce qui crée un déséquilibre avec d’autres, notamment dans le sud de l’Irak, complètement ignoré par les bailleurs, à l’exception de l’intervention d’urgence limitée à Bassora, fin 2018, et de la région autonome kurde, où l’on observe cependant actuellement une réduction significative des financements. Ceci alors que la plupart des organisations internationales restent basées à Erbil, y compris lesdits bailleurs.

Le risque, par conséquent, est que les organisation humanitaires creusent davantage le fossé entre les différentes communautés : celles qui reçoivent une assistance et celles qui en sont exclues – ce qui stigmatise les populations vulnérables, perçues comme ayant moins souffert de l’invasion et de la domination de l’EI. Une telle situation ne peut que renforcer la rhétorique utilisée par l’EI pour recruter au sein de communautés sunnites déjà marginalisées. Cela peut également affecter directement la perception d’impartialité que les organisations humanitaires internationales sont censées mettre en œuvre dans toutes leurs opérations, sur la base des principes établis par le droit international humanitaire. Sur le long terme, la concentration d’acteurs humanitaires dans ces zones spécifiques et leur perception par certaines communautés, pourraient malheureusement se transformer en un « ciblage » direct de ces organisations.

À court terme, l’aide humanitaire restera contrainte par la situation sécuritaire instable engendrée par la présence de l’EI dans de grandes parties du centre, de l’ouest et du nord de l’Irak. Les engins piégés au bord de la route, les attentats à la bombe, les attaques de points de contrôle militaires ou de convois, le harcèlement des populations civiles sont tous des incidents qui par leur nature et leur récurrence limite l’accès aux populations dans le besoin et retardent la mise en œuvre des programmes d’assistance. Cette situation continuera de pousser les organisations internationales à mettre davantage en œuvre des protocoles de sécurité contraignants, potentiellement au détriment de leurs interactions avec les populations locales et, en fin de compte, de la fourniture de l’aide dont elles ont tant besoin.

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