L’affaire Khashoggi ou la double hypocrisie des relations internationales

Malgré la culpabilité quasi avérée de Riyad dans l’assassinat du journaliste, les actes peinent à succéder aux mots.

Depuis toujours, l’hypocrisie constitue l’un des moteurs des relations internationales. Qu’elle exprime la méfiance à l’égard de l’ « autre » ou la défense de son intérêt personnel, il en existe même deux sortes qui, avec le temps, n’ont fait que s’affirmer et s’affermir. Celle qui conduit les nations sachantes, dans le cadre d’une affaire de meurtre (par exemple), à faire comme si elles ne savaient rien, afin de laisser intactes leurs relations avec le pays mis en cause ; celle qui consiste à (faire) croire que les nœuds géopolitiques se résolvent à coups d’accords signés en grande pompe. L’affaire Khashoggi, du nom de ce journaliste saoudien assassiné au consulat d’Istanbul (Turquie), le 2 octobre dernier, par une équipe de barbouzes débarqués directement du royaume, est un cas d’école de duplicité diplomatique.

Soutien des Etats-Unis

Premièrement, il ne fait plus l’ombre d’un doute que Mohamed ben Salman, prince héritier saoudien et fils chéri du monarque, le roi Salman, est le commanditaire de cet acte moyenâgeux – que toute la planète, ou presque, s’est empressée de condamner. Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, après avoir eu accès aux premiers éléments de l’enquête ; la CIA, qui a pu examiner plusieurs sources de renseignements ; Agnès Callamard, la rapporteure spéciale des Nations unies (ONU) sur les exécutions extrajudiciaires, au terme d’une enquête internationale sur la mort du journaliste (incomplète cependant) : trois voix qui comptent, dans l’affaire Khashoggi, ayant conclu à la responsabilité des autorités saoudiennes. Et en particulier, en le nommant même (s’agissant de la CIA), celle de Mohamed ben Salman, donc.

Voilà la première hypocrisie : savoir, condamner, certes de vive voix – mais rien que de vive voix. Au moment de passer aux actes (sanctions internationales, ruptures des relations diplomatiques, arrêt des échanges commerciaux), plus personne. La France, à ce titre, mérite peut-être plus que quiconque son lot de critiques. Sommé de mettre un terme aux exportations d’armes tricolores vers l’Arabie saoudite, après qu’ont éclaté les premières révélations dans l’affaire Khashoggi, Emmanuel Macron avait répondu, en octobre dernier, qu’il s’agissait là de « pure démagogie ». Ou comment mettre son éthique de côté pour préserver une juteuse entente avec Riyad, deuxième client de Paris en matière d’armement (plus de 11 milliards d’euros sur la période 2008-2017) selon le dernier rapport parlementaire sur le sujet.

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A la place, la France (notamment) a signé début mars une déclaration du Conseil des droits de l’Homme de l’ONU, condamnant le royaume saoudien et exigeant une enquête « efficace, indépendante, impartiale et transparente » sur la disparition de Jamal Khashoggi. Seconde hypocrisie : feindre de croire qu’un texte, fût-il (futile ?) éloquent et critique, pourra inverser le rapport de forces à l’œuvre. L’un des enseignements des relations internationales n’est-il pas que tout accord, même signé par la planète entière, s’efface « logiquement » devant les ententes plus diffuses, plus économiques également, entre pays ? Si l’Arabie saoudite, qui concentre, entre son intervention désastreuse au Yémen et l’autoritarisme plus ou moins masqué de Mohamed ben Salman, un grand nombre de réprimandes internationales, n’est toujours pas épinglée, c’est parce qu’elle bénéficie du soutien inconditionnel des Etats-Unis.

Cause supérieure

Ou plutôt de l’administration Trump. Car, odieux paradoxe, de plus en plus de voix s’élèvent, outre-Atlantique, pour dénoncer la caution aveugle de Washington aux actes des Saoudiens. Outre la CIA, convaincue de la culpabilité du prince héritier, le Congrès américain reproche sérieusement l’attitude plus que complaisante du président à l’égard de Mohamed ben Salman. A ce titre, le New York Times de révéler il y a quelques jours que des « responsables américains ayant lu des rapports secrets », avaient fait la lumière sur une « campagne secrète pour faire taire les dissidents », autorisée par le jeune leader saoudien en 2017. Où le nom de Jamal Khashoggi « figurait ». Tout comme celui d’une professeur saoudienne de linguistique et blogueuse féministe, Eman al-Nafjan, qui a tenté de se suicider l’an dernier « après avoir subi des tortures psychologiques ».

Les faits sont donc avérés, mais les « grands » de ce monde les ignore. Et signent à la place des textes, qui n’auront qu’un faible poids par rapport aux « amitiés » diplomatiques. Une double hypocrisie établie, récemment illustrée à merveille par la Suisse (qui « ménage la chèvre et le chou » selon Le Matin), dont les autorités valident – sans la signer… – la déclaration du Conseil des droits de l’Homme, mais souhaitent dans le même temps « normaliser » leurs relations avec Riyad. Pour s’extraire de toute responsabilité (morale), le ministre suisse des Affaires étrangères, Ignazio Cassis, a invoqué le « rôle particulier de constructeur de ponts » conféré à la Suisse. Qui, il est vrai, a un statut de médiateur entre l’Arabie saoudite et l’Iran, dont la « guerre froide » empoisonne les relations au Moyen-Orient – et même ailleurs. C’est peut-être le deuxième enseignement des relations internationales : un combat, aussi juste soit-il, se fracassera toujours sur une cause supérieure, plus impérieuse.

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