Le Qatar n’est pas qu’un partenaire économique pour l’Europe

Le Qatar a toujours accepté la critique, sans remettre en cause son alliance avec les pays européens.

Article co-écrit par Sébastien Boussois, chercheur en sciences politiques associé à l’Université libre de Belgique (ULB), et Andreas Krieg, professeur assistant en études de sécurité au King’s College de Londres.

Depuis plus de sept ans, le Moyen-Orient est en plein chaos. Bien que les révolutions des Printemps arabes aient renversé les dictateurs qui avaient autrefois dominé la région, la stabilité et la sécurité restent largement insuffisantes. Alors que l’Europe a trainé pour se positionner clairement sur ce qui aurait pu être un Printemps libéral, les contre-révolutionnaires et les djihadistes ont pu détourner les révolutions pour enterrer les valeurs et les intérêts européens dans la région.

Exister au milieu du chaos

De nos jours, le Moyen-Orient se caractérise, d’une part, par l’effondrement du rôle de l’Etat et, d’autre part, par la renonciation à la primauté du droit et des droits humains dans les régimes qui ont survécu aux Printemps arabes. L’émigration de masse, les conflits armés et l’extrémisme sont entre autres la résultante d’une incapacité de l’Europe à peser entre les Etats-Unis et la Russie et à s’engager davantage dans les problèmes structurels d’une région qui est à ses portes.

Même si Washington, Londres et Paris ont pris position à contrecœur en Syrie, en Libye ou au Yémen, elles sont restées trop passives. D’autres ont pu combler le vide laissé par les dirigeants occidentaux. Le retrait des Etats-Unis du Moyen-Orient sous Barack Obama n’a pas déclenché plus de militantisme au Royaume-Uni, en Allemagne ou en France – même à un moment où la crise des réfugiés, symptôme le plus violent des troubles au Moyen-Orient, affectait directement la sécurité européenne.

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En Syrie, aujourd’hui, Bachar al-Assad est sur le point de venir à bout du dernier bastion de l’opposition autrefois puissante ; en Libye, le maréchal Khalifa Haftar – un fidèle de l’ancien dictateur Mouammar Kadhafi – prend le dessus dans la guerre civile ; au Yémen, enfin, une coalition émirato-saoudienne a déclaré la guerre à la population voilà plus de trois ans. L’Europe, pendant ce temps-là, est à la recherche d’une solution pratique pour exister au milieu du chaos, sans prendre pour autant de risques politiques majeurs.

Violations des droits humains

Ce dont elle a besoin ? D’un partenaire local capable de l’aider à mettre en œuvre ses principes fondamentaux de politique étrangère de manière fiable et durable sur le terrain. L’Europe pourrait apprendre beaucoup de la manière dont Washington a travaillé plus récemment par procuration et le rôle qu’ont joué certains acteurs délégués à la cause dans la région. Depuis leur retrait d’Irak, les Etats-Unis ont élaboré une stratégie régionale fondée sur l’ « externalisation » des forces et des partenaires locaux dans le Golfe.

Sauf que de par son héritage colonial dans la région, l’Europe a toujours du mal à s’engager de manière constructive au sein du monde arabe. Alors que les relations historiques avec Ankara et Tel-Aviv sont actuellement rudement mises à l’épreuve, le continent devrait envisager de nouer un partenariat avec le Golfe, qui n’est autre que le nouveau centre de gravité géostratégique de la région – après l’effondrement des anciennes dictatures égyptienne, syrienne et irakienne. Avec des capacités militaires très importantes, une stabilité économique et politique historique qui fait des envieux, les monarchies pétrolières de la Péninsule ont longtemps été regardées par Londres et Paris comme de simples pions dans la région pour faire respecter la loi et l’ordre.

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Pour l’Europe, il est essentiel de conclure un partenariat où elle pourra s’engager de manière critique et constructive. Car, contrairement aux Etats-Unis, celle-ci a moins de moyens de contraindre son partenaire ; aussi un dialogue ouvert et des critiques sont-ils indispensables. Aux Emirats arabes unis et en Arabie saoudite, l’Europe a à plusieurs reprises eu des difficultés à discuter ouvertement des violations des droits humains et des crimes de guerre. En réponse aux critiques des Allemands et des Canadiens sur l’aventurisme saoudien au Yémen, au Qatar et au Liban, Riyad a tout récemment rompu ses relations diplomatiques et appelé au boycott des entreprises de ces deux pays, par exemple.

Crise du Golfe

Avec le Qatar, en revanche, les Européens entretiennent des relations stables et durables. Ceci, sans doute, parce que Doha accorde une grande importance au dialogue et aux solutions diplomatiques, pour créer un ordre fondé sur des règles dans la région – règles qui accordent une justice et une souveraineté inaliénables aux petits et grands Etats. Face à l’ampleur des changements politiques en gestation à l’époque des Printemps arabes, le Qatar, tout en soutenant les révolutionnaires, a vite atteint les limites de ses capacités financières et institutionnelles, lorsque les manifestations pacifiques se sont transformées en guerres civiles polarisées et sectaires. Après avoir pris le pouvoir de son père en 2013, le jeune émir Tamim al-Thani a appris des erreurs du passé, et réorienté son pays vers un rôle de médiateur neutre dans une région très divisée.

Bien que le Qatar soit un partenaire respecté en Europe, les décideurs à Berlin, Paris et Londres semblent émettre des réserves. Lors de la crise du Golfe en 2017, les partenaires européens ont tous réclamé la fin du blocus contre l’émirat, mais seule l’Allemagne a pris une position résolument forte contre l’agression saoudienne et émiratie. L’Europe est restée sur la réserve. Quand Bruxelles a critiqué les droits des travailleurs au Qatar, elle a pu constater par la suite que le pays était en réalité ouvert à la discussion. Celui-ci a même été salué, récemment, par le Bureau International du Travail, pour avoir amélioré les conditions des travailleurs sur le terrain. Là se trouve la grande différence avec les autres partenaires du Golfe : le Qatar a toujours accepté la critique, sans remettre en cause son alliance avec les pays européens. En outre, dans la lutte contre le financement du terrorisme, le Qatar a été un pionnier en fournissant à ces derniers un accès sans précédent à ses comptes.

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Faute avouée à moitié pardonnée, dit l’adage. Et le Qatar a prouvé qu’il était capable de mettre en œuvre une politique efficace de changement – en tant que partenaire de l’Europe dans une région où il peut lui ouvrir une fenêtre d’opportunités unique comme médiateur de la résolution des conflits, comme acteur de stabilisation et de développement économique. Les relations du Qatar avec l’Europe ne devraient donc pas être réduites à l’économie. Car Doha a beaucoup plus à offrir et est disposée à le faire sans réserve.

 

Article co-écrit par Sébastien Boussois, chercheur en sciences politiques associé à l’Université libre de Belgique (ULB), et Andreas Krieg, professeur assistant en études de sécurité au King’s College de Londres.

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