Yémen : vers un débat sur les ventes d’armes françaises ?

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26.03.2018

La France s’expose à devoir répondre de son rôle dans des crimes de guerre d’après une étude diligentée par des ONG.

Le 25 mars 2015, une coalition dirigée par l’Arabie saoudite déclenchait une guerre au Yémen. Trois ans plus tard, l’ONU parle de « pire crise humanitaire du monde » et appelle à un embargo sur les ventes d’armement, tout comme le Parlement européen. Justement, les ONG Amnesty International (AI) et ACAT viennent de dévoiler une étude juridique réalisée par le cabinet d’avocat Ancile sur les transferts d’armes de l’Hexagone dans ce conflit. « Une première en France », soulignent les ONG. Car ce qui interroge aussi dans cette guerre, c’est « la chaîne de commandement », indique Hélène Legeay (ACAT) c’est-à-dire le rôle des Etats qui soutiennent le conflit ou en tirent parti – comme la France. Et cette question en soulève une autre : celle du contrôle des armes, rappelle Aymeric Elluin d’AI. Des armements français ont-ils potentiellement tué des civils au Yémen ?

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Dans les années 1980, « l’impérieuse nécessité d’exporter a conduit la France à nouer des relations solides et permanentes avec des pays qui disposent de ressources financières considérables et qui sont désireux de développer une industrie d’armement », indique le chercheur français Claude Serfati dans L’industrie française de la défense (1) – notamment les riches pétromonarchies arabes. A quel prix ? « L’extermination d’êtres humains et les destructions [sont] […] « endogènes » à l’industrie de l’armement : vendre des armes à l’Arabie saoudite, c’est autoriser leur utilisation exterminatrice », rappelle Claude Serfati dans Le militaire (2). Pourtant, le 9 février dernier, la ministre des Armées française Florence Parly faisait cette déclaration France inter : « Beaucoup de pays sont confrontés à cette situation que d’avoir livré des armes à d’autres pays alors que ces armes n’étaient pas censées être utilisées ».

« Faire de la pub »

Or en 2009, alors que sous l’impulsion du président Nicolas Sarkozy, les accords avec les Émirats arabes unis (EAU) et le Koweït étaient renforcés avec des conditions qui vont pour certaines à l’encontre du droit constitutionnel français, AI pointait déjà des violations par les EAU et l’Arabie saoudite – deux des pays les plus actifs de la guerre actuelle au Yémen. Les traités et le droit sont là pour éviter la situation dans laquelle la France se trouve au Yémen, avec des critères que les États membres s’engagent à respecter lors de l’examen des demandes d’exportations, dont le respect des droits humains. Force est de constater que l’Arabie saoudite et plusieurs pays de la coalition – pour ne pas dire tous – ne remplissent pas ces conditions. Mais, faut-il croire, la course aux armements passe avant tout.

Certes, dans Qui est l’ennemi ? (3), Jean-Yves Le Drian indique qu’il faut réfléchir à « la contestation grandissante de la domination technico-militaire occidentale ». Pourtant, d’après le rapport au Parlement du ministère de la Défense de 2016, « les prises de commandes des entreprises françaises de défense à l’exportation ont atteint en 2015 le montant historique de 16,9 milliards d’euros ». Ce résultat « exceptionnel » constitue « la meilleure performance à l’export jamais enregistrée par l’industrie de défense française ». « Il permet à la France de […] s’affirmer comme le leader européen. » La région « du Proche et du Moyen-Orient » représente « les trois quarts des prises de commandes, grâce essentiellement aux contrats conclus avec le Qatar et l’Égypte » – eux aussi dans la coalition ; sur la période 2013-2017, la France a par exemple été le premier fournisseur d’armes du Caire, selon le dernier rapport Sipri. Comme l’explique le ministère de la Défense, « la qualité des matériels français et leur emploi par l’armée nationale sur les théâtres d’opérations extérieurs jouent un rôle clef dans les succès à l’exportation ». La guerre au Yémen permet ainsi de « faire de la pub » aux armements français…

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Prise de conscience

De son côté, le candidat Emmanuel Macron s’était engagé à « redéfinir » la relation avec les pays du Golfe, tout en commentant : « Il faut être honnête […], il n’y a pas eu tant de ventes que cela à l’Arabie saoudite ». Or le royaume est le deuxième plus grand importateur d’armements au monde (4) et le premier client de la France pour la période 2006-2015. Il est bien placé pour le savoir : la vente et l’exportation d’armes et d’armement dépendent d’une autorisation délivrée par le Premier ministre sur avis d’une commission pilotée par les ministre de la Défense, des Affaires étrangères et de l’Economie. Soit, respectivement en 2015 : Manuel Valls, Jean-Yves Le Drian, Laurent Fabius et… Emmanuel Macron. Et le magazine Challenges de révéler le 22 février dernier « Comment Macron soutient les ventes d’armes à l’Arabie saoudite » : « Matignon et l’Elysée […] ont donné un feu vert aux demandes contestées [par les représentants du ministère des Affaires étrangères] de prises de commandes ou de livraisons de matériels. »

Pour toutes ces raisons, la France s’expose à devoir répondre de son rôle dans des crimes de guerre, prévient l’étude diligentée par AI et ACAT. Alors que dans d’autres pays les parlementaires et la société civile demandent des comptes à l’État sur les ventes d’armement, il n’y a ni opposition politique, ni remise en question en France, alors que le « pays des droits de l’Homme » est le troisième vendeur d’armement au monde et que les attentats de 2015 sont là pour le rappeler : l’instabilité qu’elle alimente n’est plus sans conséquence sur la France. La guerre au Yémen déclenchera-t-elle une prise de conscience ?

 

(1) Claude Serfati, L’industrie française de la défense, La documentation française, Paris, 2014.

(2) Claude Serfati, Le militaire. Une histoire française, Editions Amsterdam, Paris, 2017.

(3) Jean-Yves Le Drian, Qui est l’ennemi ?, Les éditions du Cerf, 2016.

(4) Selon l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm.

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