« Le gouvernement Sissi mène depuis quelque temps un renforcement de sa politique urbanistique » rappelle Rorik Dupuis Valder.
Au sujet de l’Égypte politique contemporaine — qui semble hanter les vieilles ONG internationales comme les journalistes désœuvrés en mal de barouf oriental et d’injustices à faire enfler —, il est assez désespérant de devoir retrouver ici et là, chez les organes de presse officiels de la bien-pensance et du démocratisme les plus bornés, cette vieille rengaine monotone, aveugle et désespérée, des « atteintes aux droits de l’homme », tendant immanquablement à la martyrisation paresseuse de militants déchus d’une sacro-sainte « liberté » individuelle, concept égalitariste culturellement incompatible, de facto, avec le fonctionnement des sociétés tribales et conservatrices du monde arabe.
Double emprise parentale et religieuse
Avant de s’empresser de pointer du doigt, de façon doctrinaire et émotive, par l’imparable effet-loupe et en usant du trouble facile du sensationnalisme — voire du catastrophisme —, toute forme de répression ou d’intimidation politique (que chacun, dans son absolu libéral et égalitaire, est tenu de condamner éthiquement et solidairement), il convient de savoir prendre un peu de hauteur pour comprendre ce dont on parle contextuellement, en privilégiant une vision globale et réfléchie qui inclurait équitablement toutes les données du problème : sociales, économiques, spirituelles et historiques plutôt que strictement humaines et affectives.
L’on pourrait expliquer en partie, anthropologiquement, ce que certains observateurs appelleraient « retard » et « sous-développement » ou, à échelle réduite, un apparent non-respect du bien commun et de l’espace public (pollution, indiscipline…) dans le monde arabo-musulman, par cette tendance caractéristique au familiocentrisme, où bien souvent la surprotection maternelle du fils et la pression paternelle exercée sur la fille tendraient à dérégler les besoins naturels d’autonomie et de recherche de l’enfant ; dessinant ainsi des sociétés claniques et hermétiques où le domaine d’engagement et de réussite personnels se limiterait par tradition à la seule cellule familiale, au détriment de quelque vision sociale collective de long terme : le rendement attendu de chacun étant alors (au-delà du dogme religieux) prioritairement tribal et immédiat avant d’être national ou universel.
Disons que l’école publique et républicaine française — du moins ce qu’il en reste — s’avère en cela un modèle vertueux de mixité, d’égalité des chances et plus largement de transcendance collective : fils de notable et fils d’ouvrier se retrouvent à échanger ensemble dans la cour de récréation, sans véritablement s’inquiéter de l’origine ou de la réputation du patronyme de l’autre, réunis par leur ambition commune ou leur seule envie de jeu. L’on peut y voir là un système éducatif des plus équitables en ce sens qu’il entend écarter le risque de discrimination sociale chez ses élèves, tous étant fondamentalement égaux devant le savoir. Or, comme dans de nombreux pays dits « en développement » où une scolarité privée, onéreuse et élitiste, est le passeport affiché vers la réussite professionnelle et la considération sociale (souvent injustement associée, dans l’esprit commun moderniste, à un internationalisme de rigueur), ce sont bien les inégalités liées à l’éducation, à l’accès aux enseignements, aux formations et infrastructures de qualité, qui restent infailliblement à l’origine du chômage, de la pauvreté, des tensions et dysfonctionnements latents de la collectivité. La véritable justice citoyenne se situant ici : dans l’uniformisation, la démocratisation et la revalorisation de l’Éducation (encore une fois, dans sa dimension laïque).
Ainsi, la double emprise parentale et religieuse particulièrement contraignante dans des communautés superstitieuses et traditionnelles comme celles du Moyen-Orient, surtout lorsqu’elle s’étend jusque sur le jeune adulte (celui-ci ne quittant le foyer familial avant 25-30 ans en moyenne, sinon jamais…), n’est pas sans altérer quelque peu la singularité, l’esprit d’initiative et d’entreprise de l’être en construction, du citoyen en devenir, facultés individuelles essentielles à l’origine de ce que l’on devrait effectivement appeler « développement » ou « progrès » à l’échelle de la société. Cette tendance poussée à l’extrême pouvant aisément donner lieu au schème « père absent / mère abusive » dans des sociétés de l’immédiateté et d’un libéralisme grossier, produisant des enfants inévitablement déséquilibrés, sans repère d’autorité ou d’affection, tantôt apathiques tantôt convulsifs — comportements névrotiques que l’on observe paradoxalement moins chez la famille précaire et nombreuse que chez celle de la nouvelle bourgeoisie qui a fait le choix de se décharger de l’éducation de sa progéniture auprès de tiers qu’elle rémunère (éducateurs, nourrices, chauffeurs…) ; la conscience, comme la pathologie, ignorant les classes et les frontières. L’on ne s’attardera pas ici sur l’incidence anthropologique des pratiques et obligations consanguines (mariages entre cousins), particulièrement vivaces en Égypte.
Architecture de l’espace public
Au-delà d’éventuelles maladresses sécuritaires, d’intransigeance ou de précipitation — qui tiendraient à la tension sociale et la défiance politique propre à la gestion de crise —, l’on peut heureusement compter sur l’exigence et la voix de journalistes intègres et curieux, d’historiens, d’égyptologues ou d’économistes passionnés et reconnaissants, pour contribuer au précieux effort de recherche esthétique et de ré-information (au moins d’optimisme utilitaire) à la marge d’une machinerie médiatique qui n’aura de cesse de criminaliser toute incarnation politique de l’autorité masculine ou de quelque prétendu patriarcat traditionnel préférant effectivement — à l’image de l’indéfectible « intolérance démocratique » de Poutine par exemple — la protection de l’enfant et de la collectivité à la légitimation de la névrose et l’hystérie individualisante, à base de transgenrisme sérieux et de consumérisme esclavagisant…
Et avant toute considération sociétale relevant de l’intimité ou des libertés individuelles, c’est en premier lieu à la gestion et l’architecture de l’espace public qu’il convient de s’intéresser de près, pour des mégalopoles tentaculaires comme celle du Caire où l’application de plans d’urbanisme rigoureux et viables s’avérera déterminante dans la régulation de cette forte croissance démographique qui presse le pays. Il est question ici de prioriser, avec bon sens et perspective, les besoins élémentaires de la population, non d’en concevoir de nouveaux — abstraits et superficiels au vu du niveau de vie moyen — par l’artifice bourgeois du progressisme occidental extrapolé. L’emploi et le logement apparaissant manifestement comme d’imposants chantiers nationaux, il s’agit de concentrer l’effort politique autour de ces impératifs populaires avant d’accueillir toute forme de conceptualisation libérale injonctive aux accents grossièrement colonialistes…
Saisissant l’importance de la question, le gouvernement Sissi mène en ce sens depuis quelque temps un renforcement de sa politique urbanistique et collectiviste en faveur de la revalorisation de l’espace public, mettant dernièrement l’accent sur la démolition systématique de ces milliers de constructions illégales et anarchiques — arrangements entre promoteurs immobiliers véreux et gouverneurs locaux trop complaisants — qui étouffent et polluent les villes, ainsi que sur le développement progressif des infrastructures de transport en commun, notamment du réseau ferroviaire à travers le pays. Il semble en effet indispensable que le citoyen égyptien, dans une perspective de responsabilité sociétale et environnementale, soit en mesure de se réapproprier, sainement et solidairement, l’espace public autant qu’une certaine idée du bien commun.
L’extension et la systématisation des moyens de transport collectif, associées à une vaste campagne de sensibilisation écologique — voire de restriction individuelle quant à l’usage de la voiture —, ne pourront qu’en rendre plus vivables les centres-villes et périphéries, rythmés par les flots menaçants et ininterrompus d’automobiles nerveuses, de minibus et taxis assourdissants. Ce qui fait par ailleurs défaut aux familles citadines, en quête de terrains de loisirs et de rencontres, est incontestablement l’aménagement et l’entretien de parcs et aires de jeux au cœur des quartiers, souvent négligés, impraticables ou considérés comme de simples espaces décoratifs et non nécessairement fonctionnels ; ceux-ci étant pourtant essentiels dans la convivialité locale et la vie sociale de la cité.
Intérêt de chacun ici-bas
La continuité logique et nécessaire de cette politique urbaine verrait un soutien d’envergure, économique et médiatique, apporté aux organismes de conservation et de restauration du patrimoine, car au-delà de la manne touristique à proprement parler, l’on connaît, malheureusement, le désintérêt ou l’irresponsabilité impunie de certains — locaux comme étrangers en visite — quant à la protection de sites et vestiges antiques d’une valeur pourtant inestimable au regard de l’Histoire. De même, comment ne pas être sensible, en simple esthète, à l’effritement des anciennes bâtisses bourgeoises, élégants immeubles de maître, portes et villas sophistiquées de la corniche alexandrine ou du Caire historique ? Certes le rapport au patrimoine diffère d’un pays, d’une culture à l’autre, cependant il conviendrait, en vue de la préservation de ces richesses patrimoniales et architecturales uniques, de sensibiliser dès le plus jeune âge la population à la question identitaire fondamentale de l’héritage culturel.
Par ailleurs concernant l’épreuve démographique, l’on sait que d’importantes mesures de sensibilisation formatives et publicitaires visant à réduire le taux de natalité sont menées depuis 2017 dans le cadre d’une vaste campagne de planning familial, notamment auprès des populations rurales chez lesquelles le nombre d’enfants par foyer est le plus élevé, devant favoriser les pratiques contraceptives et l’éducation des jeunes femmes en particulier. À terme, cette entreprise des ministères de la Santé et de la Solidarité se fixe pour objectif de limiter le taux de fécondité à 2,4 enfants par femme d’ici 2030. Reste peut-être à engager plus franchement l’autorité religieuse — à la fois copte et musulmane — dans cette nécessité modérative difficilement comprise en vue de résultats concrets et probants.
Lorsque, considérant l’actualité d’Égypte, de gros médias anglophones de référence (The Washington Post, BBC News, The Guardian…) ne trouvent pas plus populaire et pertinent comme sujet de fond — au nom d’un certain « progrès social » que toute personne un tant soit peu sensée appellerait ici-bas « dégénérescence » — que le cas d’une communauté transsexuelle persécutée comptant quinze âmes tourmentées, parmi 95 millions qu’elle méprise de son narcissisme pathologique, c’est bien là la volonté tout à fait malsaine de provocation d’une élite culturelle fondamentalement belliqueuse… Où sont les articles sur les réussites économiques, commerciales, agricoles, scientifiques, artistiques ou sportives du pays ? Censurés ? Surprenant, pour d’édifiantes « démocraties » à la pointe de la « liberté d’expression » dont elles se targuent constamment… Triste sort médiatique que celui des pays non-alignés !
Malgré les attaques répétées de cette communauté médiatique mondaine et dangereusement obsédée, aussi parasitaire, symétriquement, que le demi-voyou abruti à l’origine de l’émeute de quartier, c’est avant tout par la réflexion, l’échange courtois et l’intelligence pratique qu’il nous appartient de résister solidairement à cette mise au pas néolibérale généralisée, sous les artifices de l’internationalisme coloré, destructeur des nations et des identités au profit de ses seuls insignifiants auteurs…
Nous attendons ainsi que se distinguent, parmi les causeries ou piaillements des oiseaux engagés, les voix mélodieuses et légitimes du progrès, de l’égalité et des libertés ; des voix responsables, constructives et imaginatives plutôt que délatrices, gueulardes et partisanes, qui sauront opérer, habilement et en bonne intelligence, avec la majorité comme avec l’administration. Oui, le chantier peut sembler vaste et impressionnant en la matière, mais il est à la portée de toutes les âmes de bonne volonté, car l’ordre, la justice collective et la paix sociale sont, intimement, dans l’intérêt de chacun ici-bas. Les héros et héroïnes de balcon ou de salle de rédaction qui crient inlassablement au loup étant toujours moins motivés par la résolution concrète et durable du danger que par quelque quart d’heure de gloire égotique et illusoire…
Crédits photo : San Stefano, Alexandrie, Egypte. Rorik Dupuis Valder

Reporter photographe indépendant et enseignant basé au Maroc, Rorik Dupuis Valder a notamment exercé en Égypte auprès des enfants des rues, s’intéressant particulièrement aux questions liées à l’éducation, la protection de l’enfance et aux nouvelles formes de colonialisme.