Mondial 2022 : face aux critiques, le Qatar a tiré les leçons et engagé un progrès inédit dans la région

« Pourquoi faire payer au Qatar tous les maux du monde arabo-musulman ? », se demande le politologue Sébastien Boussois.

Il y a une obsession sur le Qatar depuis des années. Dans un contexte d’un monde arabe où plus rien ne bouge après dix ans de processus de transition en échec, dans un contexte où de nombreuses guerres ne trouvent pas d’issue démocratique, il y a de quoi désespérer. Peu de pays cherchent désormais la voie de la démocratisation mais privilégient l’autoritarisme et la stabilité. Quelques pays lâchent la bride avec timidité mais le font.

Soyons clairs : les pays du Golfe reviennent de très loin, mais certains ont cependant profité des courants contraires de l’histoire au gré de leur exposition pour s’ouvrir progressivement. Les Emirats arabes unis sont devenus ultra-attractifs et un partenaire privilégié de la France dans de nombreux domaines. Ils vendent une image, certes contestable de pays de la tolérance, mais se cherchent quotidiennement en bon élève aux yeux de l’Occident.

« Kafala »

Après avoir abandonné le système de la « kafala », ce système moyen-âgeux d’embauche et d’aliénation, en 2016, le Qatar a lancé ses premières élections législatives l’année dernière. Dans ces deux domaines, aucun pays de la péninsule arabique ne s’y est risqué à part Doha. En réalité, pourtant, ils le savent : aucun des deux pays concurrents ne peut durablement s’enfermer sans évoluer s’il veut continuer à décrocher l’accueil des plus grands évènements internationaux que l’Occident vénère. Et qui les mettront sur le devant de la scène donc face à leurs actes. Une exposition universelle, une coupe du monde, ce n’est pas anodin. On ne peut plus rien cacher. Alors pourquoi passer son temps à soulever des évidences plutôt que souligner et encourager le progrès ?

Le Qatar est critiqué depuis l’attribution de la Coupe du monde de football, c’est un fait. C’est aussi la première fois qu’un pays arabe l’accueillera : un moment donc historique. Mais pourquoi faire payer au Qatar tous les maux du monde arabo-musulman ? Pourquoi en vouloir à un pays du Golfe de se développer, de se moderniser, de vouloir étendre son influence et investir dans le monde, d’accueillir de tels évènements, de prendre les critiques justifiées pour changer ? S’il ne faisait rien, on pourrait comprendre. Mais là ?

Une famille régnante, les Al Thani, a mis en place une stratégie de développement inédite pour le pays, qui l’a propulsé sur la scène mondiale, comme les Al Nayane l’ont fait pour les Emirats arabes unis. Sur le droit des travailleurs, ils sont même allés chercher l’Organisation Internationale du Travail, dépendant des Nations unies, qui salue l’évolution longue mais durable du pays en la matière.

Alors que les attaques contre Doha fleurissent à nouveau à six mois de la Coupe du monde, on semble oublier que tout ce qui a été reproché à l’État qatari depuis dix ans l’a fait avancer en la matière et l’a poussé à collaborer avec les institutions internationales. Le Qatar a organisé près de 450 compétitions de dimension internationale depuis vingt ans.

Salaire minimum

L’attribution de la Coupe du monde n’a jamais signifié que le Qatar s’est vu délivrer un blanc-seing : il doit maintenir la pression et poursuivre ce long chantier entrepris depuis plusieurs années afin de produire un embryon de droit du travail pour les 80 % de sa population qui sont immigrés et viennent essentiellement d’Inde, du Bangladesh et du Népal. Des pays pauvres, ravagés, qui n’ont rien de mieux à offrir à leur population en matière de travail et de droits.

Il est un peu absurde de penser que le Qatar se ferait de l’argent sur le « dos » de ces populations, alors qu’un salaire minimum vient d’être mis en place, que les heures supplémentaires sont plafonnées, et que ces ouvriers envoient le gros de leurs revenus à leurs familles restées dans leur pays d’origine. Il y a dix ans, le témoignage d’un chauffeur de taxi venu de l’océan Indien était parfois douloureux à entendre. Aujourd’hui, les étrangers manifestent leur souhait de continuer à travailler au Qatar au regard de la situation dans les pays voisins.

Qu’a fait concrètement Doha pour aller dans le sens de l’Histoire ? Il a commencé par abandonner la kafala, donc. Des milliers d’ouvriers meurent sur les chantiers pharaoniques de Dubaï tout comme de nombreux autres ont perdu la vie au Qatar, mais Doha en a tiré des leçons. Désormais, un bureau de l’Organisation internationale du travail est chargé d’aider le pays à installer et faire appliquer une législation concernant le travail, que les entreprises privées peinent encore parfois à faire respecter. Quel autre pays en a fait autant dans le Golfe ? Aucun. Tous ces micro-États disposent d’une population faible et aspirent à accueillir des évènements mondiaux qui nécessitent une immigration économique comme celle que l’Europe a connue dans les années 1970. Combien sont morts alors dans les mines et les usines, fournissant le travail harassant nécessaire à la reconstruction du Vieux Continent ?

Aujourd’hui encore, 500 personnes meurent chaque année d’accidents du travail en France. En dix ans, 5 000 décès, 78 000 blessés graves et 2 600 maladies professionnelles reconnues ont été recensés. Le tout pour un volume de chantiers largement inférieur à celui du Qatar. Rappelons enfin que la majorité des chantiers de la Coupe du monde pour la construction des stades ont été sous la maîtrise d’œuvre de sociétés françaises ! Ce sont donc elles qui doivent, aussi, contribuer à ce que le secteur privé dans son ensemble applique la nouvelle législation. Et ça n’a pas toujours été facile, au-delà de l’évolution de la loi, de la faire appliquer. L’inspection du travail n’est pas encore suffisante mais déjà 10 000 constats ont été dressés depuis 2020. Depuis, une application multilingue permettant à chaque travailleur de connaître ses droits et ses devoirs a été lancée.

Plus de dix ans après les faits, des détracteurs du Qatar continuent aussi à dénoncer les processus d’attribution de la compétition par la Fédération internationale de football association (Fifa). Mais à ce jour, aucun procès n’a abouti sur une condamnation pour corruption des dirigeants des grandes fédérations sportives. Si les rumeurs qui circulent étaient fondées, l’institution serait à l’arrêt, en refonte ou en faillite. Or il n’en est rien.

Passer un message

Tous les quatre ans, la Coupe du monde surgit avec son lot de surprises et de polémiques. Certains avaient contesté l’attribution à la Russie de l’organisation de l’édition 2018, mais les vrais fans de football s’étaient réjouis, se contre-fichant bien de la politique. Et il a fallu attendre longtemps pour entendre des voix dénoncer la situation des Ouïgours après que  la Chine a été désignée pour recevoir les Jeux olympiques d’hiver de 2022. À tort ou à raison. Du pain et des jeux avant tout, des critiques à géométrie variable ensuite.

On peut appeler au boycott, crier au scandale… Et après ? Surtout quand le pays en question, tel le Qatar, reconnaît ses failles et a cherché à les corriger. Ne vaut-il pas mieux miser sur les évolutions et contraintes induites par le jackpot que représente l’organisation d’un tel événement, pour faire passer un message ? La Coupe du monde 2022 pourrait servir à cela.

En choisissant un pays hôte, les fédérations lancent aussi un message d’espoir vers des régions où l’organisation de grandes compétitions est moins attendue et pourrait permettre à certains pays d’accélérer leur développement dans de nombreux domaines. Plutôt que d’exclure par principe tout le Moyen-Orient, ne vaut-il pas mieux accompagner les pays dans leur ouverture, ne pas condamner d’emblée ceux qui tentent d’améliorer les choses, même s’ils reviennent de loin ?

Ça n’aurait aucun sens et surtout ce serait totalement contre-productif, à moins de se satisfaire, peu démocratiquement d’ailleurs, de n’octroyer l’organisation de compétitions de haut vol qu’à des pays occidentaux. Quant à multiplier les appels au boycott, cela enverrait un bien mauvais signal aux futurs pays qui décrocheront des compétitions majeures en dehors du cercle occidentalo-centré – ce qui arrivera de plus en plus, car le monde glisse à l’est – et qui renonceraient dès lors à toute ouverture, s’estimant condamnés d’avance. Condamnation d’autant plus injuste que les exemples du Brésil ou de l’Inde nous ont montré que rien ne prouve que les démocraties « à l’occidentale » d’aujourd’hui n’abritent pas les régimes populistes anti-démocratiques de demain.
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