Le politologue estime que l’affaire Khashoggi est « l’arbre qui cache la forêt », en Arabie saoudite, « pays moyen-âgeux » selon lui.
Selon un rapport des services de renseignements américains déclassifié et publié vendredi, le prince héritier saoudien, Mohammed ben Salman, a forcément validé l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, perpétré le 2 octobre 2018 au sein du consulat saoudien d’Istanbul. Dans la foulée, l’Arabie saoudite a rejeté « catégoriquement l’évaluation offensive et incorrecte » de ces conclusions. Nos questions à Sébastien Boussois, politologue et spécialiste du Moyen-Orient.
Les conclusions du rapport étaient connues depuis longtemps. Leur publication va-t-elle inciter l’administration Biden à sévir vis-à-vis du prince héritier saoudien, comme l’y invitent de nombreux députés démocrates et organisations de défense des droits humains ?
Bien sûr. Cette histoire était un secret de Polichinelle. Maintenant que l’administration Trump est partie, les cadavres vont ressortir des tiroirs et l’affaire Khashoggi est l’un des arbres qui cachent la forêt. Ce rapport existait, donc beaucoup étaient au courant. Mais ne nous leurrons pas : cela fait des décennies que les États-Unis ont fait de l’Arabie saoudite leur partenaire privilégié dans la région. Le pacte du Quincy date de 1945 et je ne crois pas qu’il ait fallu attendre MBS pour assister à de tels actes extra-judiciaires.
Le royaume saoudien est un pays moyen-âgeux, avec qui nous nous sommes tous compromis, et qui chaque année exécute encore des personnes. L’affaire de Loujain al-Hathloul [une militante féministe saoudienne condamnée à trois ans de prison pour « diverses activités prohibées par la loi antiterroriste », ndrl] en est un bon exemple. Il a fallu les pressions extérieures au pays pour la faire libérer. Mais quelle libération en réalité ? Quelles libertés à ce jour ?
Joe Biden (comme nous tous d’ailleurs) est convaincu que MBS a demandé l’élimination physique, dans des conditions sordides, de Jamal Khashoggi. Ses premiers actes prouvent que les seules sanctions possibles à ce jour sont une prise de recul dans les relations directes entre Riyad et Washington. Faire appel au roi Salman, le père du prince héritier, ne change rien. C’est un vieux monsieur, qui essaie de réintégrer son pays sur des pistes de coopération et de paix. Mais au nom de quoi ? De la lutte contre l’Iran – raison pour laquelle il fait front commun avec Israël, entre autres -, pas parce qu’il aurait une vision différente de celle de son fils. L’un comme l’autre représentent un pays, l’Arabie saoudite, avec lequel on aurait dû couper les ponts depuis bien longtemps. MBS n’est que le prolongement naturel d’une gouvernance, au royaume des Saoud, héritée d’un autre âge.
Antony Blinken, le secrétaire d’État américain, a déclaré que Washington ne cherchait pas à rompre les liens avec Riyad, en publiant le rapport des services de renseignement, mais à « recalibrer » la relation entre les deux pays. A quoi peut-on s’attendre désormais ?
Il convient de rappeler que les États-Unis vendent beaucoup d’armes aux Saoudiens, dont ils demeurent l’allié numéro un, avec Israël, dans un Moyen-Orient désorienté. Joe Biden s’entendra sans doute mieux avec le roi Salman, d’un âge avancé, qu’avec un prince héritier fougueux et sans réelle expérience politique. Mais c’est de la diplomatie à l’ancienne, avec en arrière-plan le fantasme pour Biden du retour au multilatéralisme, qui a perdu du crédit et de l’assurance depuis le passage de l’administration Trump, plutôt adepte du bilatéralisme.
Or, je ne suis pas sûr qu’on puisse revenir dans le passé, lorsque l’on voit les pôles de puissance mondiaux, dirigés par des responsables « fans » de bilatéralisme. Soit on coupe, soit rien, mais « recalibrer » n’a guère de sens. La priorité des États-Unis, Biden ou pas, reste l’Iran, pas l’Arabie saoudite. Et l’affinité naturelle de Washington est du côté du leader du monde sunnite, de personne d’autre. Cela durera le temps que cela durera, car le pays est au bord du gouffre, économiquement et politiquement parlant – avec, notamment, une crise à venir à la mort du roi Salman en interne, probablement -, mais les Américains seront là pour sauver à nouveau le pays.
Mohammed ben Salman peut-il toujours légitimement prétendre à la succession de son père, le roi Salman, alors que des voix s’élèvent de toute part pour dénoncer sa politique intérieure – incarcération de militantes féministes -, la guerre au Yémen – dans laquelle Riyad intervient depuis mars 2015 – et, à présent, l’assassinat de Khashoggi ?
Le roi Salman a changé son fusil d’épaule pour adouber MBS en 2015, qui n’est pas prêt à renoncer à quoi que ce soit désormais. Il a 35 ans et fera tout pour monter sur ce trône dont il rêve. Il a déjà montré les crocs avec la purge historique réalisée au sein du royaume en 2017 [le 4 novembre, le prince héritier a décidé d’emprisonner des dizaines d’éminences saoudiennes, officiellement pour lutter contre la corruption, ndlr] dont il est sorti renforcé.
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Si ses grands ennemis sont à l’intérieur du pays, je ne pense pas que qui que ce soit puisse se mettre en travers de son chemin ; l’histoire, avec un grand « H », s’écrit dans la région avec des dirigeants comme lui, qui, par une poigne de fer, offriront à l’Occident, faute de droits humains, de la stabilité, au nom de la lutte contre le terrorisme… et contre les régimes démocratisants ou en crise, dont nous ne voulons clairement pas – parce que contraire à nos intérêts. Même si des voix de toutes parts s’égosillent actuellement, mais dans le vide, pour dénoncer une realpolitik qui prend largement le dessus. Encore et toujours.
