Abou Dhabi serait à la tête d’une « toile d’organisations » visant à déstabiliser le Moyen-Orient, explique Sébastien Boussois.
L’ingérence est devenue la spécialité d’un certain nombre de pays du Golfe pour modeler le Moyen-Orient à leur image ou tel qu’ils l’ont rêvé. Chacun projette ses aspirations : le Qatar a cru dès 2011 en la force d’alternance des seuls mouvements alors structurés face au risque de chaos, les Frères musulmans – avec qui ils ont largement pris leurs distances. Les Emirats arabes unis et l’Arabie saoudite ont savamment orchestré la contre-révolution dans un certain nombre de pays afin de maintenir ou remettre en place des dirigeants forts et stables qui malheureusement étoufferaient les processus démocratisants mais qui assureraient la stabilité.
Aujourd’hui, les « Printemps arabes » ont vécu. Plusieurs puissances régionales sont devenues des ennemis de Riyad et d’Abou Dhabi : l’Iran bien sûr, le Qatar encore un peu, mais aussi et surtout la Turquie. Parce que plus aucun pays de la région n’est dirigée par les Frères musulmans, il reste éternellement le saint graal turc à décrocher. Erdogan fait office de dernier des Mohicans pour les Saoudiens et les Emiratis. Alors que les difficultés se multiplient pour le leader de l’AKP, ses ennemis tentent une déstabilisation claire et nette de l’extérieur. Un des derniers exemples en date d’intrusion politique étrangère concerne « le Turkish Democracy Project », nouvel artifice politique d’un bien plus grand groupe déjà à la manœuvre dans tout le Moyen-Orient et au service de ses ennemis.
Le Turkish Democracy Project se présente comme un groupe de plaidoyer politique. Il a été lancé cet été dans le but déclaré de promouvoir la démocratie en Turquie, mais, problème : il a la caractéristique, étrange à tout le moins, de n’avoir aucun membre turc dans son conseil de direction. Et le ton est donné dès l’introduction de son site Internet :
« La Turquie du président Erdogan a menacé ses voisins régionaux, soutenu des groupes extrémistes, déployé des hommes et du matériel à l’appui de conflits allant du Moyen-Orient à l’Europe, persécuté des minorités ethniques, détruit la presse libre, emprisonné et tué des opposants politiques, érodé les institutions démocratiques et propagé corruption dans toutes les institutions turques. Dans le même temps, l’économie turque a connu un grave ralentissement économique en raison des politiques d’Erdogan. Alors que l’état de droit se dégrade et que la corruption sévit, Erdogan et ses oligarques continuent d’amasser richesse et pouvoir. »
Dans un communiqué de presse annonçant sa création, l’organisation avait déclaré qu’elle était « engagée à encourager la Turquie à adopter des politiques plus démocratiques ». Deux Turcs, qui semblaient avoir été impliqués publiquement dans le projet – l’ancien politicien Aykan Erdemir et l’universitaire Suleyman Ozeren –, ont par la suite été retirés de la liste des membres du conseil consultatif, peu de temps après le lancement du projet. Mais ce que l’on peut constater, en revanche, c’est la forte présence au sein dudit conseil de figures pro-américaines et pro-israéliennes, qui voulaient déjà en découdre avec la Turquie. Que ce soit John Bolton, l’ancien conseiller à la sécurité nationale de Donald Trump, ou des sénateurs américains comme Joseph Lieberman ou Marc Wallace, ancien ambassadeur de l’administration Bush, la haine viscérale à l’égard de la Turquie est claire.
Ressources
Que l’on soit anti-Erdogan est une chose tout à fait compréhensible, mais que l’on promeuve un groupe politique avec les moyens qui sont ceux du Turkish Democracy Project est une autre chose. En effet, l’organisation a des liens problématiques avec tout un réseau de groupes financés par l’argent noir et faisant la promotion de la politique étrangère des États-Unis au Moyen-Orient, qui concorde justement.. avec les intérêts de sécurité saoudiens, émiratis et israéliens. Tous promeuvent bien sûr la lutte contre le terrorisme et l’extrémisme.
Il se trouve que le fameux Mark Wallace, ancien ambassadeur de l’administration Bush auprès des Nations unies, est non seulement à la tête du Turkish Democracy Project, mais également de l’organisation anti-iranienne « United Against Nuclear Iran », ou même l’UANI, un énième groupe de défense contre le terrorisme. Or, il se trouve que la plupart des membres de la direction du Turkish Democratic Project figurent aussi dans ces autres organismes. Leurs ressources manquent clairement de transparence et il faut remonter la piste jusqu’à une autre organisation qui chapeaute le tout, le Counter Extremism Project (CEP), pour mieux comprendre le ruissellement financier de toutes ces coquilles de lobbying.
On évalue les revenus du CEP, ces dix dernières années, à plus de 100 millions de dollars, ce qui en fait l’un des plus grands réseaux opaques de pression sur la politique étrangère américaine. Si les financements sont extérieurs aux États-Unis, ils devraient être déclarés. Or il n’en est rien. Wallace est proche d’un investisseur milliardaire, Thomas Kaplan, fidèle non seulement de la famille royale saoudienne mais entretenant également des relations de « philanthropie » aux Emirats arabes unis. Jamais personne n’est parvenu à percer les mystères du financement de ce « holding » politique. A tel point qu’un procès contre Kaplan et son organisation, et concernant l’opacité de ses finances, est tombé à l’eau en 2013, sur pression du gouvernement américain, qui n’hésita pas à évoquer un secret d’Etat.
Depuis 2014, l’étau s’est resserré sur les Émirats arabes unis ; une mine d’e-mails divulgués – et qui proviendraient du compte de l’ambassadeur des Émirats arabes unis aux États-Unis, Yousef al Otaiba – semblait montrer que le réseau recherchait des financements étrangers, en particulier des Émirats arabes unis et de l’Arabie saoudite. Un e-mail de Wallace à Otaiba du 3 septembre 2014 faisait même référence à des « estimations de coûts » pour un « forum » à venir ; un autre échange d’e-mails divulgués en janvier 2015 mentionnait le soutien des Émirats arabes unis au CEP, sa direction sollicitant l’aide d’Otaiba pour organiser des réunions avec Mohammed ben Zayed, le prince héritier émirati.
Il est à ce jour toujours difficile, au-delà de la nouvelle mouture du Turkish Democratic Project, de savoir qui est vraiment derrière cette toile d’organisations qui cherchent à déstabiliser plusieurs gouvernements et imposer un Moyen-Orient aux ordres des États-Unis, de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis — plus Israël. Mais les choses s’éclaircissent tout de même progressivement : Abou Dhabi semble bien le principal capitaine à la manœuvre.
Le dernier essai de Sébastien Boussois, paru en septembre dernier : Les Émirats arabes unis à la conquête du monde (Max Milo, 190 p., 18 euros).
