En Tunisie, « la jeunesse postrévolutionnaire est foncièrement antisystème »

Le sociologue Khelifa Mansouri revient pour « LMA » sur l’épisode du port de la blouse obligatoire pour les lycéennes.

La blouse, dont le port a longtemps été imposé aux élèves dans les établissements scolaires de la plupart des pays européens, a disparu progressivement à partir des années 50 en France et en Italie, par exemple. Au Royaume-Uni, en Irlande, en Nouvelle-Zélande, en Australie ou encore au Japon, elle a été remplacée par l’uniforme. Et en Tunisie ? Le port de la blouse reste obligatoire au primaire quand, au lycée, seules les jeunes filles y sont astreintes. Normal ?

A la base, le tablier traduit le caractère officiel de l’école, l’esprit de cohésion sociale et de discipline collective. Sauf que plusieurs lycéennes, interloquées, voient dans l’uniforme un caractère conservateur et sexiste – il s’agit de « cacher les formes des filles » -, les jeunes garçons n’y étant pas tenus. « Les élèves doivent être égaux, je ne comprends pas pourquoi on ne fait rien pour obliger les garçons à porter le tablier de la même manière qu’on oblige les filles » s’insurge ainsi Asma, en 3ème année de sciences expérimentales.

« Manich Labsetha »

Pour la majorité des enseignants que nous avons interpelés, le tablier est « obligatoire car il est primordial que tous les élèves soient au même niveau social ». Safa, 32 ans, soutient ainsi l’idée selon laquelle « tout le monde doit être habillé de la même façon pour réduire les disparités et réduire la discrimination ». Une idée avec laquelle les lycéennes de Bizerte (nord) sont loin d’être d’accord ; c’est elles qui, en octobre dernier, étaient arrivées dans l’établissement sans blouse, arborant un t-shirt blanc et appelant à la « fin de la ségrégation ».

Une manière de s’élever contre le règlement du lycée, qu’elles trouvent « injuste », alors que beaucoup d’autres établissements tunisiens ont adopté les mêmes règles. A savoir : une blouse dont la longueur doit obligatoirement atteindre le bas du dos. Les lycéennes de Bizerte avaient lancé, avec l’appui de certains jeunes garçons sensibles à leur combat, la campagne « Manich Labsetha » (« je ne la porterai pas » en arabe).

« Foncièrement antisystème »

Si la constitution tunisienne prône l’égalité entre les deux sexes, le fait d’imposer le port des tabliers aux filles seulement constitue pour beaucoup d’élèves une contradiction flagrante avec les principes égalitaires inculqués à travers l’éducation. Et ce depuis la promulgation du Code du Statut Personnel (CSP) par le président Habib Bourguiba en 1956. Selon le sociologue Khelifa Mansouri, l’action entreprise par les lycéennes constitue donc un mouvement de lutte en bonne et due forme.

« Ces filles de la révolution ne sont pas une exception en soi, la jeunesse tunisienne postrévolutionnaire est foncièrement antisystème et elle se révolte contre toute forme d’injustice et de discrimination », explique-t-il effectivement. Et d’ajouter : « La rue tunisienne s’est transformée en un véritable théâtre de mouvements de protestation, sociale, culturelle, économique, loin des partis politiques et de la société civile, il s’agit de mouvement spontanés. » 

« Démocratie naissante »

Qui pourraient déstabiliser les autorités, à terme ? « Ce genre de lutte moderne, c’est-à-dire électronique et spontanée, dérange les partis politiques car il constitue une alternative au militantisme politique qui n’aboutit pas toujours à un résultat tangible en Tunisie » selon le sociologue. Qui précise que « c’est un paradigme de lutte comme un autre avec un engagement direct mené par des élèves se trouvant dans une tranche d’âge importante où l’on se rebelle et tente de s’imposer ».

M. Mansouri de pointer, d’ailleurs, les chiffres alarmants de la participation des jeunes à l’élection présidentielle de 2014, qui n’a pas dépassé les 6 %. « Les jeunes tunisiens tournent le dos à la vie politique et ils ne font plus confiance aux plateaux télévisés, ils considèrent que les vieux leur ont confisqué leur révolution » estime-t-il. Se désintéressent-ils pour autant de la vie publique en Tunisie ? Loin de là, puisque « la conscience se construit à partir de ce cumul de prises de positions et d’actions concrètes » par la jeunesse. Et d’ajouter : « Ces jeunes filles sont conscientes et luttent pour une cause claire ; cela ne peut être que rassurant pour cette démocratie naissante. »

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