Yves Aubin de La Messuzière : « Sans la reconnaissance de l’Etat palestinien, Israël sera toujours en danger »

« Le Monde arabe » s’est entretenu avec l’ancien ambassadeur français au sujet de la « marche du retour » à Gaza.

Ancien ambassadeur français (en Tunisie et en Jordanie notamment) et fin connaisseur du monde arabe, Yves Aubin de La Messuzière vient de publier Profession diplomate. Un ambassadeur dans la tourmente (Plon, 398 pages, 21 euros), ouvrage dans lequel il raconte 40 ans de diplomatie française au Moyen-Orient. Il répond aux question du Monde arabe sur la « grande marche du retour » à Gaza, dont on célèbre samedi 30 mars 2019 le premier anniversaire. Et plus globalement sur un conflit israélo-palestinien dont on peine à entrevoir l’issue.

Dans votre dernier ouvrage, vous regrettez que la « diplomatie émotionnelle » ait globalement pris le pas sur la réflexion et le long-terme. Dans quelle catégorie ranger la « marche du retour » de Gaza ?

D’une manière générale, mais s’agissant avant tout du conflit israélo-palestinien, dont il faut sans cesse rappeler la centralité, les diplomaties européenne et française sont dénuées de vision stratégique globale sur les différentes crises du Moyen-Orient, qui s’additionnent et se nourrissent les unes les autres. Le conflit israélo-palestinien ayant une charge symbolique et pesant d’un poids déterminant sur les autres conflits, même si d’autres tragédies sont en cours, comme au Yémen et en Syrie.

Souvent, les diplomaties s’expriment en fonction des actualités tragiques, comme en 2014 après la guerre entre Israël et Gaza (1), où il avait fallu attendre quelques jours pour que le ministre français des Affaires étrangères, Laurent Fabius, réagisse. De même après la « marche du retour », dont le bilan est effroyable, la déclaration française est intervenue en retard ; c’est ce que j’appelle la « diplomatie émotionnelle », celle dont les Européens et les Français, particulièrement, ont usé au détriment de la réflexion et du long-terme.

Il convient de remettre le conflit israélo-palestinien dans le contexte du Proche et du Moyen-Orient. Car il y a par exemple des pays arabes qui ont des approches différentes. L’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis regardent le conflit à travers des considérations sécuritaires, en raison du développement des mouvements radicaux ; le Qatar a sa propre politique de soutien au Hamas. Ce qu’il manque à la réflexion est donc une vision globale.

(1) En réponse à des tirs de roquettes du Hamas, visant à faire lever le blocus autour de la bande de Gaza, Israël conduit des raids et des frappes aériens sur les installations du mouvement islamiste. Amnesty International qualifiera les attaques du Hamas, qui s’étaleront du 8 juillet au 26 août 2014, tuant davantage de civils en territoire gazaoui qu’israélien, de « crimes de guerre », ndlr.

Comment qualifier ce mouvement de la « marche du retour » ?

Dans un récent rapport, le Conseil des droits de l’Homme des Nations unies a souligné le caractère proprement civil de la « marche du retour ». Ce qui est d’ailleurs mon analyse depuis le début. Car le Hamas comme l’Autorité palestinienne sont dépassés, lorsqu’il y a des mouvements de foule dont ils ne sont pas à l’origine, et qu’ils prennent en charge par la suite. Il y a en revanche une responsabilité claire du Hamas, qui aurait dû en l’espèce empêcher les jeunes de s’approcher des lignes de démarcation pour éviter d’être tué ou blessé.

Le mouvement de la « marche du retour » n’a rien à voir avec les mouvements les plus extrêmes, à Gaza notamment, comme les radicaux ou les djihadistes. Ici on parle de jeunes désoeuvrés, au chômage, qui prennent ce thème du droit au retour, qui a d’ailleurs été reconnu par toutes les parties, y compris les Israéliens, au moment des Accords d’Oslo. Le droit au retour est fondamental pour tous les Palestiniens, et c’est à ce titre que les manifestants se sont approchés de la ligne de démarcation.

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Ce qui montre bien l’émergence d’une mouvance civile en dehors du contrôle du Hamas ou du Jihad islamique palestinien (3). Des individus dont les témoignages, rapportés par le Conseil des droits de l’Homme, qui n’a pu se rendre sur le terrain car Israël, notamment, le lui a interdit, ont fait état de tirs de l’armée israélienne sur des jeunes et des personnes handicapées, qui n’étaient même pas forcément dans le périmètre de sécurité israélien. Même s’il convient de redire la responsabilité du Hamas, qui a poussé ces jeunes au lieu de les contrôler, il faudrait pouvoir dire clairement aux Israéliens que « trop, c’est trop ». Evitons de « déplorer » sans arrêt les massacres. Aujourd’hui on parle de processus de paix, mais on est en plein « récessus » de paix au contraire.

(3) Le Jihad islamique palestinien est une organisation armée palestinienne qui, contrairement au Hamas, revendique un tropisme révolutionnaire et, tout comme le mouvement islamiste au pouvoir à Gaza, conduit régulièrement des attaques terroristes contre les intérêts israéliens, ndlr.

En 2008, Bernard Kouchner, le ministre français des Affaires étrangères, vous avait chargé de dialoguer avec le Hamas. Pensez-vous qu’il faille relancer un processus de dialogue ?

La mission que j’avais était totalement officieuse et visait à mieux connaître le Hamas. Ils savaient pertinemment que les messages que je leur faisais passer venaient du Quai d’Orsay et auraient été les mêmes que s’il y avait eu un dialogue officiel. Ce qui était impossible car l’Union européenne venait de mettre le Hamas sur la liste des organisations terroristes.

Le mouvement a certes organisé certaines actions qu’on peut qualifier de terroristes, évidemment, mais le Hezbollah, par exemple, a fait bien pire, contre les intérêts français et américains au Liban, dans les années 80. Sauf que ce n’est pas le parti politique du Hezbollah qui est inscrit sur la liste des organisations terroristes, mais son bras armé. Le Hamas n’a jamais commis de tels actes et il est pourtant inscrit sur la liste des organisations terroristes en tant que parti, non uniquement sa branche armée.

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Et il faut leur parler, car c’est une force qui compte, beaucoup plus structurée et implantée que l’Autorité palestinienne, en état de déliquescence actuellement. Les Européens pourraient engager un dialogue via les Nations unies avec le Hamas, l’Autorité palestinienne et, pourquoi pas, Israël. Il y a quelques années, Benjamin Netanyahou était prêt à reconnaître l’Etat palestinien, avant de revenir totalement sur cette intention, et déclarer : « Aussi longtemps que je serai à la tête d’Israël, il n’y aura pas d’Etat palestinien ».

Même s’il y a une nouvelle coalition, après les législatives du 9 avril prochain, cela ne changera rien. Israël pourrait même très bien se changer en Etat d’apartheid. A chaque fois que j’en parle dans les médias, cela choque. Mais c’est une réalité ; même certains hommes politiques israéliens utilisent ce terme. Ehud Barak, Premier ministre israélien de 1999 à 2001, Avraham Burg, président de la Knesset entre 1999 et 2003, par exemple. C’est donc une réalité objective. Il y aura annexion des territoires palestiniens, qui n’auront dès lors plus les mêmes droits. Disons les choses clairement.

D’ailleurs, Netanyahou est en train de s’allier avec le diable, le parti Force juive (4), émanation de cet ancien parti, Kach, fondé par le rabbin Meir Kahane, assassiné à New York en 1990. Pour qui tous les non juifs, mêmes les arabes israéliens, doivent être expulsés. Ce mouvement, Force juive, ne représente pas grand chose, mais pourrait permettre à Benjamin Netanyahou de former une coalition et gouverner. Si c’est le cas, il y aura forcément une nouvelle explosion de violence.

(4) Lors de l’entretien, début mars, la commission électorale venait de valider la candidature de Michel Ben-Ari, chef de file du parti Force juive, alors qu’il était accusé d’ « incitation au racisme » pour avoir qualifié les Arabes israéliens de « traitres et meurtriers ». Elle avait dans le même temps rejeté la candidature de l’alliance arabe Raam-Balad, accusée de soutenir le « terrorisme ». Ces deux décisions ont été invalidées jeudi 21 mars par la Haute court de justice.

En 2017, vous cosigniez une tribune dans Le Monde appelant Paris et Bruxelles à reconnaître l’Etat palestinien. Ce qui n’a pas été le cas donc. Comment expliquez-vous cet « échec » ?

Dès 1999, lorsque j’étais directeur de la branche Afrique du Nord et Moyen-Orient du ministère des Affaires étrangères, les Européens, dans une démarche progressiste, avaient élaboré une résolution évoquant la reconnaissance de l’Etat palestinien (5). Et celle-ci, depuis, revient régulièrement, grâce à la France surtout. En janvier 2016, Laurent Fabius, le ministre des Affaires étrangères de l’époque, avait par exemple relancé l’idée d’une conférence internationale pour « faire aboutir la solution à deux Etats », précisant qu’en cas d’échec, « la France reconnaitra un Etat palestinien ». Il avait même remis un dossier au Conseil de sécurité des Nations unies. Mais il était à la fin de son mandat, Jean-Marc Ayrault l’a remplacé à la tête du Quai d’Orsay, et il y a eu des pressions énormes qui ont empêché de reconnaître l’Etat palestinien.

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Si la France, qui a toujours été à l’avant-garde sur le dossier palestinien, avait fait ce geste-là, très fort, d’autres pays l’auraient à coup sûr suivie. Notamment au sein de l’Union européenne, car les Européens ont toujours suivi la France sur ce dossier. Et il y a déjà une forme de reconnaissance au niveau des Nations unies. Non pas de plein droit, à cause du veto des Etats-Unis au sein du Conseil de sécurité, mais la Palestine a un statut d’Etat observateur, possède certains droits et a pu intégrer certains organismes de l’ONU.

(5) Dans la « déclaration de Berlin », rédigée en mars 1999, l’Europe reconnaissait le droit à l’autodétermination du peuple palestinien, ainsi que le droit d’établir, le moment venu, son propre Etat.

La France peut-elle faire ce geste aujourd’hui ?

Aujourd’hui la situation est plus délicate. Emmanuel Macron est plongé dans l’embarras, surtout depuis le transfert de l’ambassade américaine à Jérusalem. Même les Saoudiens et les Emiratis, qui espéraient trouver une solution via des projets et des financements, sont à présent sur le reculoir face au fameux plan américain, qui ne sort toujours pas, et qui risque de traduire l’ignorance totale de Donald Trump et de son gendre, qui ne connait rien du tout à la situation.

Les Européens et la France souhaitent éviter de faire des déclarations à l’emporte-pièce pour dénoncer la colonisation israélienne, même si elle est absolument contraire au droit international. Emmanuel Macron veut remettre beaucoup de dossiers au Conseil de sécurité de l’ONU, car il croit beaucoup au multilatéralisme. Seulement il convient de dire clairement les choses. Car les Etats-Unis rejettent tous les dossiers, pour le compte de Benjamin Netanyahou, qui met quant à lui tout sur le compte de l’antisionisme et de l’antisémitisme.

A vous entendre, la personnalité de Benjamin Netanyahou y est pour beaucoup dans le blocage actuel ?

Oui mais il y a un background, même si Benjamin Netanyahou n’a effectivement pas arrangé l’affaire. Le Premier ministre israélien est un acteur de la régression actuelle du dossier palestinien. Il a une responsabilité. Et aussi longtemps qu’il sera au pouvoir, lui tout comme Donald Trump et même Mahmoud Abbas, en bout de course, tout comme Abdelaziz Bouteflika en Algérie, l’affaire n’évoluera pas dans le bon sens. Les élections législatives verront-elles apparaître une nouvelle coalition plus ouverte, qui pourrait entraîner une reconnaissance de l’Etat palestinien ? Une chose est sûre : sans cette reconnaissance, Israël sera toujours en danger ; l’Etat hébreu connaitra toujours des difficultés s’il poursuit l’annexion.

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Propos recueillis par Stanislas Tain

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