Faouzi Sboui : « Pour l’Europe, la Tunisie n’est pas un marché d’un grand intérêt économique direct »

Selon ce professeur d’économie tunisien, l’accord de libre-échange entre l’UE et la Tunisie favoriserait plutôt la première.

« Aleca » pour « Accord de libre-échange complet et approfondi ». Actuellement en négociation entre la Tunisie et l’Union européenne (UE), le texte, qui devrait in fine élargir et consolider la coopération économique entre les deux parties, concrétise selon elles un « objectif majeur » du Partenariat privilégié obtenu par Tunis auprès de Bruxelles en novembre 2012. De quoi intégrer plus en profondeur l’économie du pays du Maghreb au sein du marché intérieur européen.

Problème, de nombreux acteurs, parmi lesquels certains syndicats, pointent du doigt la dangerosité de cet accord. Qui servirait en réalité davantage les intérêts de l’UE que ceux de la Tunisie. Le secteur (historique) de l’agriculture, par exemple, pourrait être profondément chamboulé, comme le pense Faouzi Sboui, professeur d’économie à la faculté des sciences économiques et de gestion de Mahdia (Tunisie). « Une libéralisation mal négociée des échanges de produits agricoles risque d’affecter sensiblement le secteur et le contexte socioéconomique du pays », nous a-t-il effectivement confié au cours d’un entretien-fleuve sur le sujet.

LMA : Que pensez-vous de l’opposition du collectif « Block Aleca » à l’accord de libre-échange actuellement en négociation entre la Tunisie et l’Union européenne ?

Faouzi Sboui : Partant d’un bilan, mal connu jusque-là, selon lequel l’accord d’association de 1995 a impacté négativement le contexte économique et social en Tunisie, le collectif « Block Aleca », qui est une coalition de huit associations, s’oppose effectivement à l’Accord de libre-échange complet et approfondi (Aleca). Cet accord, proposé par l’Europe à la Tunisie, est jugé comme « colonialiste » et dangereux pour l’économie nationale. Selon ce groupe d’opposition, la pauvreté, le chômage, la marginalisation et les inégalités régionales sont des conséquences des choix économiques adoptés, entre autres, au moment de l’accord de 1995 avec l’Union européenne (UE).

Bien que cette position demeure épidermique et peu étayée, elle pourrait continuer à trouver de bons échos tant que l’expérience passée du libre-échange dans le cadre de l’accord d’association de 1995 n’a pas été évaluée minutieusement, de manière à mettre fin aux polémiques autour du bilan.

En quoi consiste ce nouvel accord et en quoi diffère-t-il de l’accord d’association signé en 1995 ?

L’Aleca est considéré comme l’un des instruments du partenariat privilégié entre l’UE et la Tunisie, agréé en novembre 2012. Une fois ratifié par les deux parties, l’Aleca sera partie intégrante de l’accord d’association conclu en 1995. Il reposera sur le cadre institutionnel existant de l’accord d’association, complété, le cas échéant, par des mécanismes spécifiques.

L’Aleca vise à étendre à d’autres secteurs la zone de libre-échange mise en place en 2008, en vertu de l’accord d’association de 1995. Celui-ci s’est limité à la suppression progressive des droits de douanes sur les produits industriels et la mise en place de quelques concessions pour les échanges des produits agricoles, dont notamment l’huile d’olive. L’accord a été établi sur une base asymétrique et progressive en faveur de la Tunisie, dans la mesure où l’UE a ouvert son marché aux exportations tunisiennes dès la signature. Le pays a bénéficié d’une période de transition afin de permettre la mise à niveau de son industrie.

Des rangées d'oliviers dans le gouvernorat de Sfax (Tunisie).

L’Aleca couvrira le commerce des services, des produits agricoles transformés et de la pêche, l’énergie, mais aussi d’autres domaines comme la facilitation du commerce, l’établissement et la protection des investissements, les obstacles techniques aux échanges, la propriété intellectuelle, la politique de concurrence, les instruments de défense commerciale, la transparence des réglementations et les marchés publics.

Il ne s’agit donc pas vraiment d’un nouvel accord commercial, mais plutôt d’une intégration plus profonde de l’économie tunisienne dans l’espace économique euro-méditerranéen. Et ce en harmonisant progressivement les réglementations de l’environnement commercial, économique et juridique, en réduisant les obstacles non tarifaires, en simplifiant et facilitant les procédures douanières, et en améliorant les conditions d’accès des produits et services aux marchés respectifs. 

L’accord en question prévoit la baisse des coûts de transaction pour les exports tunisiens, la reconnaissance de normes internationales et l’augmentation des investissements en Tunisie. Quel impact cela aura-t-il sur les PME tunisiennes qui devront gérer une plus grande concurrence face à d’énormes entreprises européennes ?

Bien que certains sondages indiquent que les PME tunisiennes ont une perception positive du partenariat entre l’UE et la Tunisie, le contenu de l’Aleca pourrait menacer la survie de pans importants d’un tissu économique composé majoritairement de PME. A court terme, la baisse des coûts de transaction de l’export, l’adoption des normes européennes et l’augmentation des investissements en Tunisie seraient effectivement contraignantes pour la plupart des entreprises tunisiennes et plus particulièrement les PME.

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Pour ce qui est des normes, par exemple, un certain nombre de secteurs (industrie pharmaceutique, aquaculture, etc.) respectent déjà, ou presque, les normes de l’UE. Tandis que pour beaucoup d’autres, ces normes sont difficilement transposables. Dans ces conditions, les entreprises tunisiennes ne seraient pas en mesure d’affronter la concurrence infligée par les entreprises européennes, que ce soit sur le marché local tunisien ou sur le marché européen.   

De ce point de vue, l’Aleca renforcera la position avantageuse des entreprises européennes. Déjà, l’accord d’association de 1995 est une vraie aubaine pour les investisseurs européens en Tunisie. Ces derniers établissent leurs ateliers en Tunisie presque sans coût. Ils ne sont pas imposés ni taxés en droits de douanes sur leurs importations industrielles et ils peuvent conserver leurs bénéfices en devises et les rapatrier en Europe librement. Ceci a eu comme conséquence le confinement de l’industrie tunisienne dans des activités à faible qualification et à faible valeur ajoutée.

De même, eu égard aux résultats réalisés dans le cadre de l’accord d’association de 1995, la baisse des coûts de transaction à l’export n’impliquerait pas un accroissement significatif des exportations tunisiennes vers l’UE. En effet, même si les exportations tunisiennes vers l’UE ont augmenté en valeur absolue suite à l’adoption de l’accord d’association, le profit tiré par les entreprises tunisiennes n’est pas assez significatif. D’une part, parce que les droits de douane européens avant l’accord étaient déjà faibles, et donc leur suppression n’a pas engendré de grande différence, alors que la diminution de ces droits en Tunisie a significativement permis plus d’exportations européennes vers la Tunisie. D’autre part, une part importante (près de 65 %) des exportations tunisiennes vers l’UE était réalisée par des entreprises offshores.

Certaines études estiment que, durant la décennie qui a suivi l’adoption de l’accord d’association, la Tunisie a perdu plus de la moitié de ses entreprises industrielles – des PME en majorité – à cause de la concurrence déloyale avec l’UE. Cela a coûté près de 500 000 emplois. De même, le manque à gagner en matière de taxes douanières non appliquées aux marchandises européennes a été estimé à environ 2 milliards de dinars par an.

Selon vous, dans un tel contexte de déséquilibre et face à une faible réciprocité en termes de conditions, à qui profite le plus cet accord ?

Les protagonistes de l’Aleca prônent une meilleure intégration de la Tunisie dans l’espace économique européen et mondial en vue d’introduire une dose de pression concurrentielle, seul moyen, selon eux, de réduire les inefficacités et les distorsions. L’Aleca serait alors un des instruments dont dispose la Tunisie pour réaliser la transformation de son économie et absorber le chômage des jeunes.

L’intégration progressive de l’économie tunisienne dans l’espace de l’UE est supposée être en mesure de déclencher une augmentation et une diversification des exportations du pays, une amélioration de son climat d’investissement et un processus de mise en œuvre des réformes économiques entreprises par la Tunisie. Tels que présenté par les négociateurs européens, l’Aleca ouvrira de nouvelles opportunités à la Tunisie sur le marché européen de 500 millions de consommateurs. De plus, l’UE s’est engagée à ce que l’application de cet accord soit progressive et asymétrique en faveur de la Tunisie, et à accompagner la Tunisie dans la transformation de son économie.

Vue aérienne de Sfax, deuxième ville et poumon économique de la Tunisie (NASA, 2015).

Cependant, au-delà des échanges commerciaux, l’Aleca induit un modèle économique en Tunisie qui impose la réduction, voire la suppression des subventions et aides d’Etat, la fin de la régulation des prix, et surtout l’interpénétration des marchés qui seraient accessibles aux entreprises européennes. C’est donc une nouvelle étape du processus de libéralisation entamé depuis les années 80.    

Mais, en fin de compte, c’est l’Europe qui est à l’initiative du projet Aleca, et elle en a fait une dimension essentielle de sa politique de voisinage, puis du statut de « partenaire privilégié ». Certes, en aidant la Tunisie, l’Europe s’aiderait elle-même. Or, bien que pouvant être adapté à la suite des négociations, l’Aleca est in fine un accord économique standard qui ne prend pas globalement en compte les spécificités des pays.

Ainsi, si ce projet d’accord n’est pas totalement au profit de celui qui le propose, il est au mieux dans l’intérêt de tous (gagnant-gagnant). En effet, dans un contexte international caractérisé par la prolifération des accords bilatéraux et régionaux, l’Europe est appelée à résister dans la bataille d’influence commerciale et de propagation d’un modèle économique et de société, face à la montée de nouvelles puissances comme la Chine, le Brésil et l’Inde. Dans cet affrontement pacifique pour conserver ou gagner la domination économique mondiale, les traités de libre-échange sont le moyen de s’assurer un marché et une domination culturelle, politique et économique.

Pour l’Europe, la Tunisie n’est pas un marché d’un grand intérêt économique direct, mais plutôt une première expérience à réussir dans le cadre des négociations de l’Aleca, après la suspension des discussions depuis 2014 avec le Maroc. L’Europe a donc l’ambition de signer le même type d’accord avec d’autres pays de la région. En réalité, si les négociations échouaient avec la Tunisie, elles auraient moins de chance de réussir avec les autres pays. La Tunisie est le pays nord-africain qui dispose du moins de leviers de négociation avec l’UE. Elle est dépendante économiquement, politiquement, et désormais « budgétairement » de Bruxelles.

Cela dit, même si le projet d’Aleca proposé à la Tunisie laisse des marges de manœuvre assez importantes, l’avantage est à celui qui a la main. C’est-à-dire à celui qui propose le texte à négocier. Eu égard au déséquilibre entre les poids économiques des deux parties et face à une faible réciprocité en termes de conditions, l’ouverture à l’investissement, les facilités d’exportation et l’octroi de nouveaux droits aux investisseurs étrangers favorisent les grandes entreprises européennes. 

Les syndicats tunisiens, à l’instar de l’UTAP et l’UGTT, fustigent un accord dangereux sur le plan agricole et craignent une dépendance alimentaire engendrée par ce dernier. Leurs inquiétudes sont-elles justifiées selon vous ?

Parmi les secteurs concernés directement par l’Aleca, l’agriculture est le plus sensible. Elle recouvre des réalités diverses, allant de l’agriculture intensive, assurant l’essentiel de la production nationale (près de 10 % du PIB), à l’agriculture extensive, pourvoyeuse d’emplois et de revenus à une part importante de la population (1/5 des actifs). Elle contribue également à l’aménagement du territoire, en fixant les populations rurales sur leurs terres d’origine. Ainsi, une libéralisation mal négociée des échanges de produits agricoles risque d’affecter sensiblement le secteur et le contexte socioéconomique du pays.

Un berger et son troupeau en Tunisie. MaxPixel

Les négociations, dans le cadre de l’Aleca, concernent les barrières tarifaires (droits de douanes) et celles non tarifaires (comme les quotas ou les contingents). Pour rappel, parmi les éléments de négociation, figurent la liste des produits sensibles et le traitement qui leur sera réservé – au moyen, par exemple, de contingents tarifaires -, les calendriers de démantèlement, les périodes de transition pour la Tunisie, et le rythme d’accroissement des contingents tarifaires.

Selon le compte rendu du troisième round des négociations, la Tunisie a dès le départ informé l’UE que les mesures d’accompagnement pour l’agriculture sont un préalable pour tout le processus de l’Aleca. De même, la Tunisie tient compte d’une totale asymétrie pour ce chapitre de l’agriculture, des droits de douanes pour les produits agricoles, de la révision du calendrier des exportations et des importations agricoles imposé par l’UE, de la mise en place des listes négatives des produits à ne pas libéraliser et enfin des contingents de certains produits.

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Selon les rapports publiés jusqu’à présent, les négociations sur le secteur de l’agriculture se concentrent essentiellement sur la durée de la transition, qui peut aller jusqu’à 10 ans. Or, indépendamment de la durée de transition pour le démantèlement tarifaire, la comparaison entre les droits de douanes (selon leurs valeurs) appliqués par la Tunisie et par l’UE sur tous les produits agricoles, de la pêche et les produits agricoles transformés, montre que c’est la Tunisie qui fournira le plus gros effort de démantèlement tarifaire au vu de la forte protection aujourd’hui en vigueur. Cette différence résulte du fait que la Tunisie et l’UE n’emploient pas le même mode de protection de leur agriculture. Alors que la Tunisie protège son secteur agricole à travers la mise en place d’un régime douanier élevé (30 % environ), l’UE protège son marché intérieur essentiellement via sa politique de subvention, qui lui permet de baisser artificiellement ses prix intérieurs. D’où la légitimité des craintes et inquiétudes manifestées par les structures syndicales et par la société civile quant aux effets néfastes que pourrait avoir l’Aleca sur la pérennité du secteur agricole tunisien.

Une autre source d’inquiétude réside dans les mesures non tarifaires définies par l’UE qui concernent principalement les normes sanitaires et phytosanitaires. En effet, il serait difficile pour l’agriculture tunisienne de produire selon les normes européennes car cela nécessite l’utilisation des mêmes procédés technologiques qui sont déjà protégés par les règles régissant la propriété intellectuelle.

Quelles sont donc vos recommandations pour rééquilibrer cet accord ?

En vérité, la Tunisie n’a pas d’autre alternative que de s’engager dans cet accord. L’ancrage de la Tunisie à l’Europe est irréversible historiquement, géographiquement, économiquement et même culturellement. Cependant, dans cette phase critique pour la relance de son économie, il est crucial pour la Tunisie de faire des bons choix et d’adopter une vision claire.

La confirmation des liens historiques entre l’Europe et la Tunisie nécessite une démarche de solidarité dans tout type d’accord de manière à préserver les intérêts mutuels. L’Europe a l’obligation morale et politique de faire preuve de plus d’engagement et de générosité. L’Aleca devrait être un instrument répondant aux préoccupations actuelles et aux objectifs d’une vision d’avenir de la Tunisie. L’intégration progressive de l’économie tunisienne dans le marché européen pourrait correspondre à une voie pertinente pour améliorer le bien-être social et le niveau de vie des tunisiens. Toutefois, cela est conditionné par l’adaptation de ce processus d’intégration aux spécificités tunisiennes avec ses points forts et ses points faibles.

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La proposition européenne dans sa version initiale soulève de nombreuses inquiétudes dans la mesure où elle semble tenir compte des intérêts des acteurs européens sans répondre suffisamment aux exigences du contexte économique et social de la Tunisie. Mais tant que la version finale de cet accord est en cours de négociation, la portée de ce qui sera convenu dépendra des capacités des négociateurs tunisiens à défendre les intérêts du pays et à renverser la donne, en faisant de l’Aleca une opportunité plus qu’une source de risques. 

A vrai dire, tout est discutable tant que la Tunisie ne s’est pas fixée une vision pour son modèle économique et sociétal. Les propositions des négociateurs tunisiens devraient s’inscrire dans une telle vision ; les retombées de ce genre d’accord engageront l’avenir du pays. Plusieurs faiblesses et lacunes constatées dans la proposition de l’UE sont liées aux fondamentaux du modèle de développement actuel en Tunisie, lui-même appelé à changer.

Comment faire pour prendre davantage en compte les intérêts tunisiens ?

Au-delà du détail des propositions contenues dans chaque chapitre de cet accord, quelques principes sont à adopter en vue de garantir plus de chance à la Tunisie dans cet engagement. Les plus importants sont au nombre de quatre. Le premier est celui de l’intérêt de la concertation et de la coordination entre, au moins, les différents pays du Maghreb. En effet, comme l’UE compte faire la même proposition à d’autres pays de la région Afrique du Nord, qui présentent déjà des profils économiques semblables à celui de la Tunisie, la coordination des positions contribuerait sans doute à un changement des rapports dans la négociation.

Le deuxième est également lié à la coordination et à la concertation, qui devront cette fois-ci être réalisées au niveau interne. La Tunisie gagnerait à engager les débats et les échanges autour des questions de choix stratégiques, telles que la manière et les conditions d’engagement dans l’Aleca. En effet, avec ou sans l’Aleca, le pays a besoin de s’engager dans un processus de réformes profondes, dont la mise en œuvre est largement tributaire de la présence d’un consensus.

Le troisième principe tient à l’égalité des chances et à la réciprocité. On ne peut pas parler de conditions égales pour les acteurs économiques européens et tunisiens au moment où  la mobilité des premiers est libre alors que celle des seconds est soumise à l’obtention d’un visa. La libéralisation du secteur de services, par exemple, ne pourrait se faire de manière équilibrée que si les professionnels étaient exonérés de visa pour leur libre circulation. Si l’UE prône plus d’intégration économique, elle n’a qu’à admettre et activer le principe de libre circulation des personnes, d’autant plus que l’obstacle des visas n’a pas permis de maîtriser les flux migratoires.

Le quatrième principe que les négociateurs tunisiens devraient observer est celui de l’asymétrie, déjà convenu en raison de la différence de niveau de développement entre les deux parties. Ce principe est d’une importance cruciale pour tenir compte des spécificités des secteurs de production et de leur situation particulière. Il est aussi à utiliser pour défendre un traitement préférentiel aux entreprises tunisiennes dans certains domaines de l’accord, tels que l’accès aux marchés publics.

 

La rédaction

Propos recueillis par Mounira Elbouti

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