Monde arabe et liberté de la presse ont toujours du mal à rimer

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30.04.2018

« C’est dans la zone Moyen-Orient que la dégradation du climat dans lequel travaillent les journalistes est la plus forte » selon RSF.

Certains dirigeants de la planète le redoutent encore plus que l’opposition politique. Le classement mondial de la liberté de la presse, publié chaque année par Reporters sans frontières (RSF) depuis 2002, vient de paraître. Et, le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il n’épargne pas le monde arabe. Globalement, d’ailleurs, l’ONG n’épargne pas grand monde, puisque son classement 2018 « témoigne de l’accroissement des sentiments haineux à l’encontre des journalistes » note RSF. Qui estime que « l’hostilité revendiquée envers les médias, encouragée par des responsables politiques et la volonté des régimes autoritaires d’exporter leur vision du journalisme, menacent les démocraties. »

« Suspicion envers les journalistes »

Pour mémoire, le classement est une « photographie de la situation de la liberté de la presse, fondée sur une appréciation du pluralisme, de l’indépendance des médias, de la qualité du cadre légal et de la sécurité des journalistes dans ces pays » indique l’organisation. Qui précise : « Le degré de liberté dont jouissent les journalistes […] est déterminé grâce à l’accumulation de réponses d’experts à un questionnaire proposé par [RSF]. » Une « analyse qualitative » à laquelle s’ajoute un « relevé quantitatif » des violences commises contre les journalistes sur la période prise en compte. Et « c’est dans la zone Moyen-Orient […] que la dégradation […] du climat dans lequel travaillent les journalistes est la plus forte. »

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A tout seigneur, tout honneur : avec 13 journalistes tués en 2017 et plus de 40 journalistes et « journalistes-citoyens » actuellement détenus, kidnappés ou disparus, c’est évidemment la Syrie (177ème) qui occupe le bas du classement. Le pays, qui « se vide de ses journalistes »« reste l’un des pays les plus dangereux au monde pour la profession » précise RSF. Le Yémen (167ème), également, empêtré dans une guerre civile – et internationale, avec le rôle de premier plan joué par l’Arabie saoudite – depuis plusieurs années, connait une « situation sécuritaire pour les journalistes dégradée » et « la suspicion envers eux s’est généralisée. » En cause : ils sont considérés comme propagandistes, de l’une ou l’autre partie, et sont arrêtés voire tués.

« Préoccupations importantes »

Les Saoudiens (169ème), d’ailleurs, ainsi que les Emirats arabes unis (128ème), le Bahreïn (166ème) et l’Egypte (161ème), pâtissent du blocus diplomatique et économique mis en place autour du Qatar (125ème) l’été dernier. « Parmi leurs demandes figurait celle de fermer la chaîne Al Jazira, qu’ils accusent d’impartialité dans sa couverture des printemps arabes, nourrissant ainsi au fil des ans une grande hostilité de leur part » précise RSF. Quand de nombreux journalistes non qataris du Golfe ont subi des pressions, certains ayant été contraints de démissionner des chaînes qataries dans lesquelles ils évoluaient depuis parfois plus de dix ans. Mais ce n’est la seule raison pour laquelle Riyad occupe la « deuxième place » derrière la Syrie.

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L’an dernier, malgré le discours d’ouverture du prince héritier, Mohamed ben Salman, la situation de la liberté de la presse s’est dégradée dans le royaume ; des dizaines d’activistes, d’opposants et de journalistes ont effectivement été interpellés. Justin Trudeau, le Premier ministre canadien, n’a d’ailleurs pas manqué d’exprimer ses « préoccupations importantes » au nouvel homme fort saoudien, lundi dernier au téléphone, concernant le cas très médiatique de Raïf Badawi, le blogueur saoudien emprisonné depuis 2012. Celui-ci avait demandé la fin de l’influence religieuse en Arabie saoudite, régie par le wahhabisme – version rigoriste de l’islam -, ce que réclame également… le prince héritier.

Lutte antiterroriste instrumentalisée

L’Egypte (161ème), à présent, argue de la lutte contre le terrorisme du président Abdel Fattah al-Sissi pour adopter un « arsenal répressif contre les journalistes » « tous les médias et journalistes indépendants peuvent être visés par ces accusations » renseigne l’ONG française. Au moins 30 journalistes sont ainsi en prison pour des raisons liées à leur travail d’information. Les faits reprochés ? « Souvent flous » d’après RSF. « Bien souvent, il s’agit d’accusations d’appartenance à un groupe terroriste ou de diffusion de fausses informations. » Résultat : certains journalistes sont maintenus en détention provisoire, dont la durée peut s’étendre jusqu’à deux ans ; le photojournaliste Shawkan est quant à lui en prison depuis 2013 et risque la peine de mort.

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Mais l’Egypte n’est pas le seul pays à instrumentaliser la lutte antiterroriste ; Israël (87ème), ainsi, a par exemple fermé des agence ou arrêté des journalistes – comme Amir Abou Aram et Alaa al-Titi – sur simples soupçons de collaboration avec des chaînes liées au mouvement islamiste du Hamas. La Palestine (134ème) n’est pas en reste, puisque l’Autorité palestinienne a bloqué plusieurs sites d’information, en juin dernier, avant même d’adopter une loi contre les cybercrimes le mois d’après. Censurer le Web sans base légale ? C’est également ce qu’a fait Le Caire, qui a fermé des dizaines de sites d’information ou d’ONG locales – dont celui de RSF. Ceci alors que le pays réfléchit actuellement à la rédaction d’une loi contre les crimes électroniques.

« Les lignes rouges sont nombreuses »

Quant aux pays d’Afrique du Nord, RSF révèle que « les journalistes continuent [d’y] subir de multiples pressions », notamment à cause de cadres législatifs restrictifs, des entraves à l’exercice de leur profession sur le terrain – lors des manifestations par exemple – et des nombreux sujets tabous. La Tunisie (97ème) stagne tandis que le Maroc (135ème) et l’Algérie (136ème) poursuivent leur baisse au classement mondial. Quant à la Libye (167ème), si elle gagne une place par rapport à l’an dernier, l’ONG tricolore d’expliquer que c’est « une hausse en trompe-l’œil qui s’explique […] par le fait que de nombreux journalistes ont fui une Libye devenue trop dangereuse, faisant ainsi baisser le nombre d’exactions. »

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Dans le détail, au Maroc comme en Tunisie, c’est les difficultés que rencontrent les journalistes dans la couverture des mouvements sociaux et autres manifestations qui sont pointées du doigt par RSF. Qui a recensé, de mai à juillet 2017, 14 arrestations et plusieurs cas d’expulsions de journalistes étrangers, dans le premier pays, et de nombreuses pressions administratives et policières dans le second. Et en Algérie, explique l’ONG, « les lignes rouges sont nombreuses et le simple fait d’évoquer des sujets tels que la corruption ou la santé du président peuvent valoir aux journalistes leur lot de menaces ». Seule – mais très maigre – « satisfaction » : il n’y a donc pas que dans le monde arabe que la liberté de la presse va mal.

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