Non, mais peut-être annonce-t-elle simplement la fin de l’ère du pétrodollar, se demandent quatre chercheurs.
Le 20 avril 2020, le cours du baril de pétrole dégringole à – 37,63 dollars américains au West Texas Intermediate (WTI), sous l’effet de la chute brutale de la demande. De mémoire d’Homme, jamais une telle chose n’était arrivée ! Des prix négatifs ! Certes, sur les marchés à terme – relatifs à des produits dérivés – sujets à leurs propres règles. Mais cette annonce fut tellement invraisemblable qu’elle a détourné l’opinion publique internationale le temps d’une journée des bulletins de santé réguliers du Covid-19.
Pour reprendre un commentaire récent sur la situation actuelle, « l’âge de pierre s’est fini non pas à cause du manque de pierre, et l’âge du pétrole ne finira probablement pas à cause du manque de pétrole ». Cette annonce est-elle synonyme de la fin de l’âge du pétrole ? Comment le prix d’un bien aussi vital à l’économie mondiale, comme le pétrole, peut-il devenir négatif ? Quel sera l’impact sur l’économie mondiale ?
Avant de répondre à de tels questionnements, reprenons un peu l’enchainement des événements. Après la réunion de l’OPEP+ le 5 mars, le baril de pétrole a baissé pour atteindre les 50 dollars pour la première fois depuis 2017. Un jour après, le baril de brut a perdu 10 % à la suite du maintien de la production russe. Le 9 mars, l’Arabie saoudite, deuxième producteur mondial, annonce une guerre des prix face à Moscou pour tenter d’augmenter et de préserver ses parts de marché. Le prix du baril atteint alors un prix record de 30 dollars.
Fin mars, l’effet de la contagion est brutal, le WTI est touché et atteint les 20 dollars, du jamais vu depuis la guerre du Golfe. Le 2 avril, un accord est trouvé entre Moscou et Riyad sur une baisse de la production, stimulant le prix de pétrole qui enregistre un rebond de 25 %. Le 9 avril, le cours du WTI rechute de 9 % malgré la réduction de la production mondiale de 10 millions de barils par jour. L’inévitable est arrivé, le 20 avril, le prix du baril devient négatif, défiant toute logique économique…
Un décrochage résultant d’une accumulation de plusieurs facteurs
Nous assistons à un effondrement sans précèdent du marché pétrolier. Comme le montre la figure 1 plus bas, les contrats à terme du pétrole brut tombent en dessous de zéro. Ce qui implique que les producteurs, essentiellement, paient pour se débarrasser de leur pétrole. Cela est engendré particulièrement par l’arrêt de l’économie mondiale et l’effondrement de la demande (un recul de la demande mondiale de pétrole de 30 %). La crise est accentuée par la guerre des prix entre l’Arabie saoudite et la Russie. Mais également par des annonces hasardeuses du président américain, Donald Trump, assimilant le Covid-19 à une grippe saisonnière et misant sur une reprise rapide de l’économie mondiale.
Le cercle vicieux du marché du pétrole, selon lequel les Russes et les Saoudiens diminuent leurs quotas de production, autorisant ainsi les producteurs de gaz de schiste de se faire une part de plus en plus belle, se trouve ainsi brisé. Les prévisions de réduction de la production, promises en début de mois d’avril par les acteurs, ne sont pas à la hauteur pour compenser l’effondrement de la demande mondiale. Dans une période normale, aujourd’hui, l’économie mondiale serait à court de pétrole.
La chute sans précédent du pétrole brut à 0 dollar ne signifie pas la fin de l’or noir, mais présente un risque important selon l’OCBC Bank Research. Pour certains chercheurs, le prix négatif ne reflète pas l’ensemble de l’état du marché mondial. Les contrats à terme du mois de juin vont légèrement rebondir malgré le problème de stockage et la faible demande. De plus, la situation a été provoquée par des spéculateurs non-initiés du marché du pétrole, qui étaient obligés de liquider leurs positions coûte que coûte.
Ainsi, le risque de contagion vers les autres marchés sera limité. Les prix négatifs ne sont survenus que sur le contrat de mai et ne concernent que des volumes de négociation très minces. Pendant que nous écrivons ces lignes, la courbe du prix de pétrole s’est légèrement inversée puisque le contrat du WTI qui s’échangeait à l’ouverture du marché à 0,56 dollar a rebondi de 103 % pour revenir à 1,38 dollar. Toutefois, cet épisode aura des répercussions importantes, à la fois psychologiques et sur le fonctionnement du marché, à court et à moyen terme.
Des effets à court terme limités
A court terme d’abord. Il est peu probable que la problématique du stockage coûteux soit résolue, à moins que la demande ne s’améliore ou que les États-Unis ne réduisent leurs productions. Le calendrier de la réouverture de l’économie américaine reste une énigme, même si un pari conservateur fait état du mois de juillet. Dans le même temps, les États-Unis ne sont pas disposés à réduire leur production via une planification centralisée qui va à l’encontre des idéaux du capitalisme.
L’Europe semble être en panne à court terme et pourrait ne pas rebondir avant 2021. La production de pétrole devrait connaître un choc important aux Etats-Unis. Les coûts de production élevés des producteurs de gaz de schiste devraient amener un fort recul de ce secteur et des fermetures en cascades. Fermetures quasi définitives compte tenu des coûts de remise en place des gisements. Cette dynamique sera également identique au Canada.
Un impact structurel à long terme plus important
Le marché du pétrole demeure le baromètre de l’économie mondiale. Des prix négatifs sur les marchés à terme du pétrole indiquent également une incertitude forte sur la capacité de l’économie mondiale à rebondir à moyen terme. Une étude récente de l’INSERM montre que seulement 5,3 % de la population française a été en contact avec le virus, après un blocage du pays de près de 6 semaines. La France, comme d’autres pays, est très loin de l’immunité collective et d’un retour à la normale.
Des pays comme Singapour ou le Japon, après une relative maîtrise de la première vague de l’épidémie, sont en train d’affronter une seconde vague plus importante. Dans ce contexte d’incertitude forte sur la sortie de la crise, les marchés à terme ne semblent pas avoir livré tous leurs secrets. Un échec des politiques de déconfinement dans le monde pourrait conduire à une déprime plus importante et une faillite en cascade dans le secteur pétrolier mondial (notamment ceux du gaz de schiste aux États-Unis).
Cet épisode du Covid-19 marquera aussi un changement de comportement profond des consommateurs, dont la consommation des produits pétroliers devrait reculer structurellement. Dans le même temps, le marché du tourisme et du transport aérien devrait rester déprimé pour de nombreuses années. Certains spécialistes ne voient pas un retour du transport aérien au niveau de 2019 avant une décennie.
En l’absence d’un remède miracle, ou d’un vaccin, la parenthèse Covid-19 risque de modifier en profondeur les habitudes de consommation et de changer la demande mondiale pour les produits pétroliers de manière durable. Ceci pourrait marquer une entrée fracassante dans l’ère de l’après-pétrole, ou plus exactement la fin de l’ère du pétrodollar ? En effet, le seul pays disposé à acheter du pétrole, si l’activité redémarre, est la Chine. Mais la Chine souhaiterait passer à d’autres types de contrats en termes de Yuan.
Adel Ben Youssef, maître de conférences à l’Université Côte d’Azur et membre du laboratoire de recherche CNRS-GREDEG.
Fateh Belaïd, professeur d’économie à la Faculté de Gestion, d’Economie et des Sciences, Université catholique de Lille.
Benjamin Chiao, professeur à la Paris School of Business et à la Southwestern University of Finance and Economics.
Khaled Guesmi, professeur à la Paris School of Business et directeur du Centre de recherche sur l’énergie et le changement climatique (CRECC).

Adel Ben Youssef est actuellement maître de conférences à l’Université Côte d’Azur et membre du laboratoire de recherche CNRS (GREDEG). Il est spécialiste de l’économie de l’environnement et des changements climatiques.