Corne de l’Afrique : les Émirats arabes unis accentuent leur influence en Somalie

« La présence croissante de milices émiraties en Somalie inquiète de plus en plus la population », fait savoir le politologue.

Depuis fin mars 2023, dans le Golfe d’Aden, le nouveau port de Berbera, en Somalie, à l’est de Djibouti, s’appelle le « DP World Berbera New Port », du nom de la société de gestion portuaire phare des Émirats, qui a obtenu la gestion du seul port en eaux profondes de la Corne de l’Afrique. Outre la présence du pays à Aden au Yémen, et Assab en Érythrée (après le ratage avec Djibouti), la Somalie entre dans « l’escarcelle » d’Abou Dhabi, et plus précisément de Dubaï, qui a fait de la gestion du port de Jebel Ali une marque de fabrique mondiale, mais aussi un outil de hard power important pour la confédération.

Certains ports restent civils, d’autres ont des fins militaires. En effet, l’influence sur les mers est devenue aussi importante que sur les terres pour cette nouvelle Venise du Moyen-Orient. D’autant que la Corne de l’Afrique est essentielle depuis une quinzaine d’années pour Mohamed ben Zayed (dit « MBZ »), le président des Émirats, afin de sécuriser ses approvisionnements via le détroit de Bab el Mandeb, et dans le contexte de la guerre au Yémen qui lui servait de base arrière.

Après une rupture des relations entre les deux pays, en 2018, dans le contexte de la crise du Golfe jouant ici en faveur de Doha, MBZ revient en force politiquement dans le pays. Mais aujourd’hui, les opérations politiques des Émirats en Somalie risquent de causer beaucoup de dégâts, comme au Yémen ou en Libye. Nombre d’accords militaires ont été passés entre les deux pays, qu’une frange croissante de l’opposition somalienne remet en cause, accusant le pouvoir de porter atteinte à la souveraineté du pays. Port, défense militaire, contrôle d’îles, et quoi d’autre encore ?

Des députés fédéraux protestent contre ce qui s’apparente, selon certains membres de l’opposition, à une mainmise émiratie sur le pays et une atteinte à sa souveraineté. Abdullahi Aden Kulane, député somalien, appelait dans un tweet récent à ce que le parlement somalien agisse : cela doit commencer selon lui par l’annulation du bail qui a été octroyé à Abou Dhabi pour les îles de Koyama et Chovaye, puis pour l’ensemble des concessions des ports maritimes somaliens faites aux Émirats (militaires et civils), ainsi que l’ensemble des accords militaires qui ne sont qu’une emprise déguisée selon lui.

Emprise agressive

La présence croissante de milices émiraties en Somalie, comme il y en a eu en Libye et au Yémen notamment, inquiète de plus en plus la population. La crainte prochaine concerne la coopération militaire et celle en matière de renseignement qui déposséderaient le pays de son autonomie. Après de nombreux pays de la région, la Somalie n’a donc pas pu résister aux ambitions de MBZ.  En réalité, depuis 15 ans, et en particulier depuis les « Printemps arabes » et l’agitation au Yémen qui a conduit à la guerre en 2015, les Émirats arabes unis ont décidé de projeter leur puissance hors de leurs frontières et de leur zone d’influence régionale.

L’Afrique et devenue un terrain de chasse prioritaire pour Abou Dhabi, dans sa lutte contre l’islamisme, la démocratie, et surtout en sous-main pour les ressources précieuses qui s’y trouvent : terres rares, terres agricoles et même eau. La situation stratégique que représente la Corne de l’Afrique est un plus majeur à conquérir pour MBZ. Et c’est actuellement là-bas que les Émirats marquent des points pour s’imposer dans les agendas politiques locaux. C’est là-bas qu’ils sont en mesure de poursuivre leur ambition de grande puissance régionale : en Somalie donc, à Djibouti et en Érythrée, où ils ont massivement étendu leur emprise agressive sur le terrain.

L’expérience de MBZ en Égypte et en Libye confirme que la force armée peut être utilisée avec succès pour appliquer des idéologies néoconservatrices  dans la région et pour sécuriser des intérêts géopolitiques primordiaux. De nombreuses entreprises chinoises et émiraties spolient déjà les ressources minérales terrestres de certains pays d’Afrique en toute impunité. Dans une dépêche parue le 24 avril 2019, l’agence Reuters affirmait que des milliards de dollars d’or et d’autres ressources minérales sont exportés en contrebande d’Afrique en direction des Émirats et de la Chine.

Le Soudan n’a pas été épargné lui non plus. Fin janvier 2020, plusieurs manifestations ont eu lieu devant l’ambassade des Emirats à Khartoum, pour protester contre l’ingérence de ce pays dans leurs affaires et contre le trafic d’êtres humains. En effet, les Soudanais s’insurgeaient contre l’envoi de milliers de leurs enfants dans de nouvelles zones de guerre essentielles pour les Emirats. Nihil novi sub sole, hélas : à l’été 2019, les Emirates leaks révélaient l’utilisation de jeunes mercenaires venus d’Afrique et transitant par le Soudan, pour le compte d’Abou Dhabi, notamment de sa compagnie Black Shield Security, avant de rejoindre la Libye et le Yémen.

L’eau et la main-d’œuvre

On doit s’émouvoir de cette embardée, sous peine d’admettre la normalité de guerres conventionnelles, non validées ou encadrées par le droit international, qui font désormais appel à des individus non formés, non professionnels, et transformés en armes de guerre sans éthique ni retenue. C’est au Soudan qu’Abou Dhabi a créé des couloirs de circulation d’effectifs et de matériels militaires défiant toutes les règles internationales du multilatéralisme. Et pas exclusivement au Soudan : au plus fort de la guerre, le conflit libyen nécessitait, lui aussi, l’envoi de forces vives pour combattre aux côtés de Haftar. Pour ces deux guerres, il fallait beaucoup de combattants. Or, Abou Dhabi n’a pas d’effectifs.

L’ingérence est claire, également, en Éthiopie, dont le conflit avec l’Érythrée a duré vingt ans. Fin 2018, les négociations ont conduit à ce que certains ont appelé une « paix importée ». Cette région de la Corne de l’Afrique est essentielle pour la stabilité du Golfe. Aussi les Émirats et le Qatar se disputaient-ils les faveurs du régime d’Addis Abeba. MBZ prit un coup d’avance car il rêvait d’installer une base à Djibouti après avoir éteint le conflit. En attendant, il dispose donc de la base d’Assab, en Érythrée, une formidable garantie pour lui de contrôler l’entrée vers les eaux du Golfe en général et le détroit d’Ormuz en particulier depuis l’Océan indien.

L’influence d’Abou Dhabi en Érythrée lui a permis de rompre son isolement économique et diplomatique et il était donc inévitable pour le régime d’accepter de négocier avec l’Éthiopie. Les gouvernements éthiopien et érythréen n’ont pas décidé seuls de la direction que devait prendre leur relation. Chaque dirigeant avait rencontré les responsables émiratis à plusieurs reprises avant, pendant et après le processus de réconciliation.En échange, chacun faisait allégeance aux Émirats et offrait un accès privilégié à ses ressources naturelles.

À ce titre, l’Éthiopie a deux atouts : l’eau et la main-d’œuvre. En juillet 2019, le Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, avait annoncé l’envoi de 50 000 travailleurs, officiellement pour réduire le chômage du pays et former sa main d’œuvre, mais surtout pour fournir à MBZ des employés bon marché, malléables, peu contestataires et indispensables aux futurs projets émiratis, à commencer par l’exposition universelle Dubaï 2020. On parlait même de 200 000 travailleurs en tout.

 

Crédits photo : Le port de Berbera, au Somaliland, en 2016 (Wikimedia Commons).

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