En Egypte, le « mahraganat » ou l’énergie du désespoir

Le reporter indépendant Rorik Dupuis Valder explore le « mahraganat », la musique contestataire de la jeunesse populaire en Egypte.

Dans les bidonvilles de Haggana, au nord-est du Caire, il est un endroit où seuls ceux qui disposent d’un instinct de survie particulièrement développé ont leur place. C’est le quartier d’Arba wa Nos (« Quatre et Demi »), qui abrite un mélange de populations de Haute-Égypte et du Soudan, ainsi qu’une importante communauté copte dont la grande majorité vit traditionnellement de la collecte des déchets. Dès leur plus jeune âge, les Zabbaleen (« Peuple des ordures » en arabe égyptien) explorent méthodiquement pieds et mains nus les montagnes de détritus qui jonchent les rues, pour en recycler une partie contre quelques guinehs.

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Connu par les Cairotes pour être une zone de non-droit, où meurtres, trafics de drogue, enlèvements et rivalités familiales rythment le quotidien des habitants, Arba wa Nos (à « 4,5 km » des limites du vieux Caire) est, dans l’esprit collectif, le cœur criminel de la cité, le repaire des mauvais garçons en cavale. Ici, les taxis et les microbus ne pénètrent pas. C’est le royaume des tuk-tuk noirs et jaunes customisés, qui foncent en serpentant bruyamment sur les chemins de terre tourmentés.

Musique contestataire

Pour couvrir le bruit des moteurs des tricycles branlants, une musique hybride, jouée de préférence à fond, association réussie des rythmiques du shaabi, à base de tambourins et darboukas – joué traditionnellement à l’occasion des mariages –, et de sonorités électroniques primaires produites par des synthétiseurs bon marché pourvus de modulateurs, le tout soutenu par de lourdes basses lancinantes.

La star du clavier Mohamed Osha, accompagné du jeune nabatshi (chanteur des mariages populaires égyptiens) surnommé « L’Allemand »

Le DJ compose sur un logiciel de musique assistée par ordinateur, qu’il aura pris le soin de cracker faute de moyens, à l’aide de boîtes à rythmes et diverses nappes sonores, la structure du morceau se voulant constante et obsessionnelle, souvent agrémentée des fioritures orientalisantes d’un claviériste. Les enregistrements amateurs, aux mixages parfois hasardeux, souvent proches de la saturation, ajoutent au côté underground et anarchiste de cette musique innovante, tantôt mélancolique tantôt violemment entraînante.

Le mahraganat (mahragan signifiant littéralement « festival » en arabe), né à la fin des années 2000 et ayant réellement pris de l’ampleur avec les mouvements révolutionnaires de 2011, est la musique contestataire de la jeunesse populaire égyptienne. Celle des bidonvilles, des oubliés, des exclus du système. Festive et fédératrice, elle s’écoute partout, comme un signe de ralliement ou un cri de révolte, entre amis, dans la rue, les cafés, les tuk-tuk, et invite à se laisser aller, parfois à des danses endiablées, non sans revendiquer son message spontanément subversif.

Sur cette instrumentation des plus explosives viennent se greffer – balayant le romantisme désuet du shaabi – les voix auto-tunées de jeunes hommes survoltés qui débitent des textes au contenu social décomplexé, relatant avec quelques grossièretés de mise la dunya ou la vie quotidienne des bidonvilles fourmillants du Caire et d’Alexandrie. Tous les tabous sociétaux y passant : misère, sexe, famille, religion, drogue, répression policière et autres mesures liberticides. Le mahraganat, mouvement exclusivement masculin, sauvage et charnel, est aussi la voix de l’adolescent ou du jeune adulte, qui crie et montre sa frustration face aux diktats d’une société régie par un conservatisme religieux pesant.

Le talentueux Marwan Al Mashakes chante « Euyun alqalb »

Le génie de cette musique locale – chaque groupe revendiquant sa ville ou son quartier – est qu’elle parvient admirablement à échapper, par son caractère intrinsèquement clandestin, à toute emprise commerciale : on télécharge (illégalement, cela va sans dire) sur les diverses plateformes de streaming en ligne les derniers morceaux entendus, que les artistes, aux pseudonymes changeants, n’auront pas pris la peine de titrer. On se les échange, via les réseaux sociaux, les téléphones portables, des clés USB… À quoi bon acheter la musique si sa diffusion semble ainsi illimitée ?

Liberté de la rue

Devant le succès viral du phénomène, quelques producteurs et médias opportunistes – qui n’ont, eux, a priori rien de populaire – ont bien tenté de récupérer et rentabiliser ce mouvement musical inédit. Mais sans réel succès. Parce que le mahraganat appartient au peuple. Il incarne la liberté de la rue, son danger, sa spontanéité, son impertinence, et se moque tout à fait des manœuvres du marché de la musique. En cela il pourrait être comparé, d’une certaine façon et toutes proportions gardées, compte tenu de son large public, au mouvement punk. Le punk essentiel du désert et de la misère, avec le pragmatisme – et tout de même une certaine pudeur culturelle – à l’égyptienne.

« Al dunya shamal » par Mahmoud El Omda

On pourrait cependant reprocher aujourd’hui au mahraganat d’emprunter systématiquement à l’américanisme marginal dans ce qu’il a de plus futile et trivial, les chanteurs et musiciens parmi les plus âgés se parant par mimétisme de toute la panoplie recommandée de l’Afro-Américain ghettoïsé : casquette obligatoire, vêtements amples, chaînes en toc, lunettes noires et autres accessoires qui font le zonard respectable, l’obésité en moins – celle-ci étant réservée aux plus aisés, signe distinctif d’une certaine réussite sociale… On tombe même ici et là, assez mystérieusement, sur des vêtements imprimés de bannières étoilées stylisées… Les moins chers du marché ? Les plus tape-à-l’œil ?

Appliquant, probablement par manque d’éducation ou d’esprit critique, les codes connus et rebattus du rappeur-gangster balourd et arrogant, on retrouve malheureusement par la force des choses, dans les textes des moins imaginatifs, les mêmes tendances à l’auto-victimisation, au culte de l’argent, au souci du matériel, de la réputation, et à l’immédiateté – ou tout ce qui va précisément à l’encontre de la virilité authentique, que constituent l’engagement (au mieux pour la collectivité), l’endurance et l’action plutôt que la parade ou le bavardage… À cette différence près que les Égyptiens, eux, disposent d’un humour à toute épreuve, outil indispensable pour faire humblement face aux petites tragédies comme aux grandes.

Un autre monde

Fallait-il cela pour y croire ? Pas nécessairement. Parce que ces jeunes – les créateurs autant que leurs auditeurs – sont doués, rayonnent et émeuvent par leur énergie libératrice, leur urgence de dire alliée à un sarcasme désespéré. On ne peut cependant que leur conseiller de ne pas perdre de vue l’intention originelle du mouvement et veiller à ne pas tomber dans les pièges de l’individualisme rassurant et dévastateur que promet cet impérialisme prégnant, trop illusoire, dont ils semblent victimes. Comme dans tout courant artistique, il y en a des plus ou moins doués, des plus ou moins légitimes, et il appartient à chacun de faire son tri, suivant son bon sens et ses sensibilités.

La chanson « Mafish sahib » du trio alexandrin à succès Shabik Labik

Non, la jeunesse égyptienne n’est pas désemparée. Elle est incroyablement vive, endurante et pleine de ressources. Car il en faut, de l’inventivité, pour vivre à Arba wa Nos… Et plus généralement dans cette cité tentaculaire de 20 millions d’habitants, aussi irritante que fascinante. Combien, parmi ces jeunes sans réelles perspectives professionnelles viables, de potentiels athlètes hors pair, d’artisans et d’ouvriers remarquables ? Ici on ne travaille pas pour la reconnaissance, mais pour la survie.

Si chez certains la musique adoucit les mœurs, elle tient ici incontestablement le rôle d’exutoire pour toute une génération de jeunes livrés à eux-mêmes – le pays compte une population de 100 millions d’habitants dont l’âge médian est de 24 ans ! –, qui, s’ils ne rêvent pas leur vie sur les réseaux sociaux, prennent douloureusement conscience qu’il faudra faire sa place dans un monde ignorant toute forme d’égalitarisme, et où le pouvoir – qui ne semble pas pour autant malintentionné – craint son propre peuple, au point de restreindre on ne peut plus maladroitement la vente de gilets jaunes…

Danses de rue au Caire

Jouxtant la zone de Haggana, à peine à quelques kilomètres de là, se trouve le quartier moderne du Nouveau Caire, avançant toujours un peu plus dans le désert, où les familles privilégiées de la nouvelle bourgeoisie vivent recluses dans d’immenses parcs résidentiels fermés et hautement sécurisés, envoyant leurs enfants – à bord de berlines conduites par des chauffeurs particuliers – dans des écoles internationales aux frais d’inscription démesurés. Ici tout s’achète, y compris l’éducation de sa progéniture. Ici on veut voir l’Égypte comme un pays du sud de l’Europe, un pays intégré, bon soldat du capitalisme et de la mondialisation, au mépris de toute réalité sociale locale ou ambition panafricaine. C’est un autre monde, aberrant et déconnecté.

Plus que jamais il reste à traiter l’épineuse et inévitable question de la répartition des richesses dans les pays dits en développement, où les écarts entre classes ne cessent de se creuser, donnant lieu à de dangereuses frustrations et incompréhensions de part et d’autre. Si tout ce beau monde se doit de cohabiter en bonne intelligence, dignement, équitablement, au nom de la nation et du progrès, il est certain qu’à la voir s’agiter passionnément sur les rythmes du mahraganat, cette jeunesse populaire, lorsqu’elle se mobilisera et cessera de se soumettre à ses petits maîtres financiers, ne fera pas dans le détail.

Kitsch, mystère et génie égyptiens réunis. « L’Allemand » avec M. Osha et Amir Shakawa
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