Les Mondiaux d’athlétisme de Doha ou les limites du soft power qatari

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30.09.2019

De nombreux athlètes se sont plaints des conditions « dantesques » dans lesquelles se déroulaient les épreuves.

Des abandons en pagaille, une piste où se pressent les équipes médicales autant que les sportifs, des tribunes souvent vides… L’édition 2019 des championnats du monde d’athlétisme, organisée à Doha du 27 septembre au 6 octobre, tient pour l’instant toutes ses promesses. L’enfer prédit aux athlètes est bien réel, pour ce qui est de la température en tout cas, avec par exemple plus de 42 degrés Celsius ressentis à minuit passés pour l’épreuve du 50 kilomètres marche – un exercice en soi… Des « conditions dantesques », avait anticipé le tenant du titre français Français Yoann Diniz, qui abandonnera finalement au bout de 16 kilomètres. « Je n’allais pas faire 50 kilomètres comme ça, ce n’était pas possible, avouera-t-il ensuite à la presse. J’ai du mal à parler, je n’ai pas de souffle et j’ai la tête qui tourne. J’ai eu un gros coup de chaud… »

« On voit tous que c’est la cata ! Il n’y a personne dans les tribunes, le climat n’est pas adapté à la pratique. C’est triste ! », a renchéri son compatriote et star du décathlon Kevin Mayer. Qui estime que l’organisation des mondiaux « n’a pas créé les conditions pour mettre les athlètes en avant [mais davantage] pour les mettre en difficulté. » Selon lui, par conséquent, aucune grande performance sportive n’est à prévoir. Un pressentiment de facto partagé par Jean-Michel Serra, le médecin de l’équipe de France. « L’athlète ne se rend pas compte que l’effet de l’humidité est encore pire que celui de la chaleur. A vouloir courir sur ses bases habituelles, avec le même type d’effort, il va se retrouver rapidement en difficulté, parce qu’il va y avoir une dérive du système cardio-vasculaire », explique-t-il à Ouest France.

Stratégie diplomatique

Même à l’intérieur du stade Khalifa de Doha, climatisé, les sportifs sont soumis à des conditions « très particulières ». « En passant du froid au chaud en permanence, on s’attend à des problème ORL qu’on a habituellement sur nos championnats hivernaux. La sueur imposera aux athlètes de vite se mettre au sec après la course, de ne pas stagner sous la climatisation, qui oscillera entre 20 et 25°C dans le stade », fait savoir Jean-Michel Serra. Pour qui les Mondiaux d’athlétisme ne représentent ni plus ni moins qu’un « essai » avant la Coupe du monde de football, organisée par le Qatar en 2022. « En fait, grosso modo, pendant deux semaines, vous allez avoir sur le stade quelques cobayes qui vont permettre à des footballeurs […] de mieux cerner les risques cardiaques et sportifs », estime-t-il, évoquant une « expérimentation humaine »

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Le Mondial 2022, entre les conditions déplorables de travail, les soupçons de corruption et, bien évidemment, le problème de la chaleur, n’avait déjà pas bonne presse. Pas sûr que les participants aux championnats du monde d’athlétisme goûtent ce statut de « cobayes » – qui plus est pour des sportifs bien mieux payés qu’eux. Mais qu’ils chaussent les crampons pour courir un 200 mètres ou évoluer à onze sur un rectangle vert, tous les sportifs, quel qu’ils soient, serviront en réalité un seul intérêt. Celui du Qatar. Et, plus particulièrement, son rayonnement à l’international. Dans le jargon géopolitique, on parle de soft power, une stratégie diplomatique plus « douce » que la guerre (qualifiée alors de hard power), qui permet tout de même à son instigateur d’émerger et d’exister sur la scène mondiale. En organisant tout un tas de grandes conférences internationales, par exemple, ou en rachetant le club de football d’une capitale européenne…

Pays « fréquentables »

Tout est parti, selon l’anecdote archi-connue – et savoureuse –, d’une frustration. Celle du cheikh Hamad ben Khalifa al-Thani, père de l’actuel émir Tamim, à qui l’on aurait eu le malheur de demander, un beau jour, où se trouvait le Qatar. Dès son arrivée sur le trône en 1995, après avoir déposé son père, il décide de laver cet affront, et accélère la production de gaz conventionnel – dont le pays dispose des 3èmes ressources mondiales derrière la Russie et l’Iran. Ce qui fait rapidement de l’émirat le numéro 1 mondial de l’exportation de gaz naturel liquéfié (GNL) (27 % du marché mondial en 2017), offrant à ses dirigeants la possibilité de satisfaire tous leurs désirs. Le premier d’entre eux : se faire une place (et un nom donc) aux côtés des encombrants voisins Iran, Arabie saoudite et Emirats arabes unis (EAU), les deux derniers ayant d’ailleurs coupé toute relation avec Doha depuis juin 2017.

Mondiaux d'athlétisme : épuisé, un coureur du 5 000 m finit sa course soutenu par un concurrent. Martin Meissner/AP/SIPA

La réflexion des Qataris est habile : en investissant massivement dans le sport – l’émirat dispose ainsi de l’un des plus grands centres médicaux pour sportifs, Aspetar, au sein de la zone Aspire, l’académie chargée de former les futurs sportifs qataris -, ils savent qu’ils mettent les pieds (ou les pétrodollars plutôt) sur un « terrain » favorable et consensuel. D’autant plus lorsqu’il s’agit de football, le sport le plus populaire au monde. C’est évidemment sous cet angle qu’il convient d’analyser le rachat par le Qatar du Paris-Saint-Germain en 2011. Tout comme l’organisation du Mondial 2022 doit inscrire l’émirat dans la catégorie des pays « fréquentables ». Il est tout de même malheureux que la géopolitique oblige aujourd’hui des athlètes à braver des conditions extrêmes et dangereuses. Tout comme, en fin de compte (et toute proportion gardée), les soldats en temps de guerre. Lorsque le soft power n’avait pas le poids qu’il a aujourd’hui.

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