« Il faudrait s’attaquer, une fois pour toutes, aux sources du financement de l’islamisme radical ».
Entretien avec Rachid Raha, chercheur maroco-espagnol et militant de la cause berbère, président de l’Assemblée Mondiale Amazighe et éditeur du journal « Le Monde amazigh » au Maroc, à propos de l’islamisme radical.
R.D.V. : M. Rachid Raha, vous étudiez depuis quelques années les origines du terrorisme islamiste qui sévit en Europe. Comment expliquez-vous la résurgence de ce phénomène ?
R.R. : En effet je me suis intéressé de près à ce phénomène suite aux attentats de Casablanca du 16 mai 2003, et plus particulièrement après ceux de Madrid du 11 mars 2004. J’ai été profondément stupéfait de voir des Marocains d’origine amazighe impliqués dans de telles atrocités. Une tendance qui s’est confirmée plus tard lors des sanglants attentats de Paris en 2015, de Bruxelles en 2016, de Barcelone en 2017, jusqu’à ce qu’un hebdomadaire français, Jeune Afrique, en vienne à titrer en Une « Terrorisme. Born in Morocco » ; c’est-à-dire que le royaume du Maroc était alors perçu comme le repaire principal du djihadisme international. Un journal espagnol, La Razón, est allé encore plus loin en affirmant que « 70% des terroristes djihadistes qui ont sévi en Europe au cours des quinze dernières années sont de nationalité marocaine, le royaume alaouite étant devenu le berceau de la radicalisation pour les jeunes engagés dans le djihad ». Un chiffre qui coïncide étrangement avec le fait qu’actuellement 70% des 231 étrangers radicalisés, fichés S, que la France voudrait expulser sont des ressortissants des pays du Maghreb.
Les spécialistes du terrorisme islamiste peinent à comprendre comment ces jeunes d’origine marocaine, dont les valeurs ancestrales condamnent toute forme de violence, arrivent à tomber dans les filets des réseaux djihadistes et en viennent à commettre de tels crimes, sachant bien qu’ils portent de graves préjudices au message de paix de la religion musulmane autant qu’à la stabilité de leur communauté dans les différents pays qui les ont accueillis. Il apparaît en effet comme exagérément anormal que le Maroc, qui compte 35 millions d’habitants, parmi une population mondiale de musulmans de près de 2 milliards de personnes, s’accapare 70 % des terroristes islamistes à l’origine des attentats perpétrés en Europe !
La grande majorité des spécialistes attribuent directement ces crimes à la religion islamique, alors qu’en réalité cette problématique trouve son origine, en grande partie, dans un autre phénomène : la question de « la crise d’identité ». Si le fait religieux y contribue dans une certaine mesure, c’est notamment parce que les autorités européennes ont permis et facilité aux imams du rite wahhabite du Proche-Orient de gérer des mosquées fréquentées majoritairement par des musulmans d’Afrique du Nord du rite malékite. C’est le cas de la Grande Mosquée de Bruxelles ou de celles des banlieues françaises ; alors que la grande majorité des musulmans européens d’origine nord-africaine sont de tendance malékite, une doctrine musulmane du juste milieu, qui respecte la vie humaine et condamne fermement les attentats-suicides, cette tendance de l’islam ayant été largement diffusée dans le Maghreb par la dynastie amazighe des Almoravides et des Idrissides, tout à fait à l’opposé du wahhabisme, qui s’obstine à appliquer la loi islamique de la charia.
Ces derniers mois, la France a été la cible d’attaques terroristes perpétrées par de jeunes gens qu’on pourrait qualifier de « loups solitaires », à la différence des attentats de masse organisés que le pays a connus en 2015 par exemple. En quoi la politique du gouvernement français en matière d’antiterrorisme serait-elle en partie défaillante ?
Si le gouvernement français ainsi que les autres gouvernements européens sont vraiment déterminés à combattre l’islamisme radical, il faudrait alors s’attaquer, une fois pour toutes, aux sources de son financement. Ce que j’avais exprimé il y a quelque temps aux eurodéputés du précédent mandat, lorsque la Suède avait eu le courage de voter une mention interdisant la vente d’armes à l’Arabie saoudite, pays qui finance le terrorisme islamiste. Si les pays européens, et notamment la France, se décident véritablement à couper toutes relations commerciales et diplomatiques avec les pays qui financent le terrorisme, et plus particulièrement avec le petit émirat du Qatar, celui-ci trouvera bien du mal à se propager. Mais tant que la France et les gouvernements européens et africains continueront à dérouler le tapis rouge aux dirigeants des pays du Golfe, et surtout aux princes du Qatar, les attentats islamistes ne connaîtront jamais de trêve !
D’après votre analyse, comment pourrait-on prévenir efficacement la radicalisation islamiste en Europe des jeunes issus de l’immigration nord-africaine ?
Si la majorité des jeunes issus de l’immigration nord-africaine tombe dans la délinquance — dont une infime partie a été séduite par les thèses extrémistes et obscurantistes du djihadisme le plus violent —, c’est que l’école publique des pays d’accueil européens n’aurait pas réussi son défi, celle de leur intégration. Je m’appuierai ici sur une expérience particulière : en Allemagne durant les années 1960, suite aux premières vagues d’immigration, les responsables éducatifs ont eu l’initiative d’appliquer et de développer les programmes d’apprentissages basés sur l’ELCO, l’Enseignement des Langues et Cultures d’Origine. Un dispositif qui a permis de passer des accords avec les pays émetteurs de l’immigration, pour dispenser de manière complémentaire des cours de langues étrangères : espagnole, portugaise, italienne, polonaise, turque, arabe… Et les résultats étaient spectaculaires : les écoliers d’origine étrangère, y compris ceux de confession musulmane et d’origine turque, avaient tous nettement progressé, l’échec scolaire s’étant considérablement réduit, sauf pour les élèves d’origine marocaine. Les éducateurs ont trouvé la réponse de cette défaillance dans le fait que ces enfants d’origine marocaine n’étaient pas du tout des « Arabes », ils n’étaient pas de culture arabe et ne connaissaient pas la langue arabe. Si les élèves turcs comprenaient parfaitement les enseignants envoyés par le gouvernement d’Ankara, les élèves d’origine marocaine eux ne parvenaient à comprendre les enseignants arabophones, parce que ces enfants étaient (et le sont toujours) tous des Amazighs (des berbères originaires des montagnes du Rif). Cette absence d’intercommunication aurait donc permis d’accentuer une certaine « crise d’identité » chez ces enfants, en les sous-valorisant et en les marginalisant, ce qui a eu pour conséquence d’élargir les poches de la délinquance, les réseaux du trafic de drogue et dernièrement les filières du fanatisme religieux.
Ainsi, dans l’intérêt général de tous les pays européens, y compris la France, et pour mieux intégrer les enfants égarés et déracinés, il faudrait des enseignants en langue amazighe, qui leur permettraient de renouer avec les valeurs originelles de leur identité amazighe millénaire, basée sur la tolérance, la liberté et l’égalité, comme le prônent les valeurs démocratiques des pays occidentaux et de la République française. En s’étant obstiné à leur imposer l’enseignement de l’arabe classique, on n’a fait qu’aliéner toujours plus les citoyens amazighs d’Europe originaires des montagnes de Kabylie ou du Rif, de la vallée du Souss et des cordillères de l’Atlas… En leur imposant cette politique d’arabisation idéologique qui a déjà ruiné le système éducatif au Maroc et dans les pays de Tamazgha [Afrique du Nord], on ne fait que les déraciner et les acculturer, les poussant à la radicalisation prônée par les mouvances islamistes.
Vous soutenez que certaines monarchies wahhabites du golfe Persique utilisent le terrorisme pour déstabiliser des États, dont la France ou la Tunisie, en vue de s’assurer une mainmise sur leur économie. Quelle serait la stratégie de ces puissances financières ?
C’est ce que j’ai essayé d’expliquer à deux reprises aux dirigeants tunisiens lorsque l’État frère de Tunisie, qui après avoir réussi son extraordinaire « Révolution de jasmin », devenait curieusement la cible privilégiée d’attentats à répétition de la part des groupes terroristes, lesquels ayant réussi à provoquer l’effondrement de son économie nationale, basée principalement sur le tourisme. C’est en ce sens qu’on pourrait comprendre la récente et vaste campagne de boycott des produits français au Moyen-Orient, fomentée par le Qatar, et dont la Turquie a joué le rôle théâtral principal sur le terrain, au moment où l’économie française se trouve déjà profondément affaiblie par la crise du Covid-19. Une campagne qui a été largement amplifiée à travers sa chaîne de propagande Al Jazeera et ses chaînes sportives beIN.
N’oublions pas que les Qataris, par leurs pétrodollars, ont goûté dans le passé au jeu financier visant des entreprises en difficulté de liquidités et en faillite, qu’ils achetaient à très bas prix et parvenaient à redresser — comme le faisait, de manière exemplaire, le milliardaire saoudien Al-Walid ben Talal — pour ensuite les coter sur les marchés boursiers, en réalisant des profits colossaux. Maintenant, ce qu’ils faisaient avec ces grandes entreprises, ils le font de manière similaire avec des États entiers, juste après la ruine de leur économie nationale. Un effondrement économique parfois minutieusement provoqué par des attaques terroristes…
Ce qu’il faut retenir à mon sens de ces durs moments que traverse la France, c’est que le jeu de Monopoly du Qatar ne se contente plus aujourd’hui de l’acquisition d’hôtels en plein centre de Paris, ni de sa participation au capital de quelques sociétés françaises ou encore de sa mainmise sur des clubs sportifs comme le PSG. Vu son appétit, il ambitionne de s’offrir, comme plat principal, la France elle-même, et en point de mire ses sociétés du CAC 40, qui souffrent toutes des graves conséquences de la crise du Covid-19. Tel est le secret de ses cartes, celui de transformer la France en une cible privilégiée, à travers ces attentats terroristes à répétition, accompagnés de cette campagne néfaste de boycott, en utilisant à merveille le prétexte des caricatures… Mais ce qui est le plus surprenant dans tout cela, c’est que les dirigeants du Qatar engagés dans ce jeu financier de Monopoly « Game of Thrones », ne sont pas seulement conseillés par ses jeunes traders et mercenaires anglais, logés gracieusement dans les gratte-ciels de Doha, mais aussi par un ancien président français, Nicolas Sarkozy, qui leur avait déjà permis de s’inviter dans les banlieues françaises et de « wahhabiser » leur jeunesse musulmane…
Crédits photo : l’ancien président français François Hollande reçoit à l’Élysée le prince héritier saoudien, Mohammed ben Salman, en juin 2016 (Reuters).

Reporter photographe indépendant et enseignant basé au Maroc, Rorik Dupuis Valder a notamment exercé en Égypte auprès des enfants des rues, s’intéressant particulièrement aux questions liées à l’éducation, la protection de l’enfance et aux nouvelles formes de colonialisme.