Matteo Puxton : « La montée en puissance de l’Etat Islamique au Grand Sahara est particulièrement visible depuis le début de l’année »

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30.12.2019

« La présence de Barkhane se révèle cruciale, car l’armée française est en capacité de porter des coups aux djihadistes. »

Après les attaques sanglantes menées par des groupes djihadistes armés au Burkina Faso, Matteo Puxton, spécialiste de la stratégie militaire de l’État islamique et contributeur France-Soir analyse, pour Le Monde Arabe, ces évènements tragiques. Matteo Puxton est aussi présent sur Twitter, où il livre régulièrement ses analyses sur la propagande militaire de l’État islamique.

Le 25 et 26 décembre, le Burkina a essuyé deux attaques djihadistes ayant entraîné la mort d’une cinquantaine de personnes selon les premiers éléments disponibles. Que sait-on de ces attaques ?

Le 24 décembre, le poste de Gendarmerie d’Arbinda dans la province de Soum au Burkina Faso a effectivement été attaqué par les djihadistes au matin. L’attaque a été complexe avec utilisation d’un véhicule kamikaze (SVBIED) suivi d’un assaut en règle. C’est la deuxième attaque sur le poste en deux mois : comme la première fois (le 20 novembre), elle a été repoussée. Les djihadistes ont tué 7 militaires (3 gendarmes et 4 soldats), 17 autres ont été blessés dont 5 gravement. 35 civils déplacés ont été abattus par les djihadistes, dont 31 femmes. Les djihadistes auraient laissé toutefois sur le terrain 80 morts selon les sources officielles (ce qui semble beaucoup : une photo permet d’apercevoir 30 à 40 corps de djihadistes toutefois) et un équipement considérable, une centaine de motos, 3 mitrailleuses PKM et des fusils d’assaut AK, dont un AK-103 de l’armée malienne capturé par les djihadistes précédemment. L’attaque a été revendiquée officiellement par l’État islamique dans l’après-midi du vendredi 27 décembre, c’est donc l’ex-État islamique au Grand Sahara qui en est responsable. Le mode opératoire ressemble effectivement assez aux dernières attaques lancées par cette formation sur des installations fixes.

Dans la nuit du 24 au 25 décembre, une embuscade vise une patrouille du détachement militaire de Namssiguia dans le village de Hallalé, toujours dans la province de Soum. 11 soldats sont tués et d’autres portés disparus. Pour l’instant aucun groupe n’a revendiqué cette embuscade.

L’État Islamique a récemment revendiqué cette attaque : une revendication qui vient à la suite d’autres, plus opportunistes, comme lorsqu’Iswap déclarait être à l’origine de la collision des soldats français au Mali. Cette nouvelle revendication est-elle crédible ?

Elle semble l’être, car l’État islamique fournit des détails précis sur les circonstances de l’attaque, mentionnant un véhicule kamikaze (ce qui est effectivement le cas) et annonçant avoir abattu 7 adversaires (ce qui correspond au nombre de militaires burkinabès tués). En outre la revendication arrive relativement rapidement (3 jours après l’attaque) : il faut bien comprendre que le lien entre l’ex-État Islamique au Grand Sahara (EIGS) et l’appareil central de propagande de l’EI, rétabli de manière plus ferme au début de l’année (voir ci-dessous), n’empêche pas un décalage dans la transmission des informations et des documents. On le voit bien pour ce qui est des photos ou des vidéos. Il y a parfois effectivement des déclarations opportunistes comme au sujet de la collision des deux hélicoptères français au Mali, mais c’est le jeu de la propagande pour l’EI qui l’implique : c’est une guerre de l’information.

Depuis 2015, les attaques ont crû à un rythme dérangeant au Burkina. Ce phénomène est-il isolé à ce seul pays ?

Non, la situation est la même au Mali ou au Niger, États voisins. Sur ces 3 pays opèrent deux acteurs du côté djihadiste, le GSIM (Groupe de Soutien à l’Islam et aux Musulmans, créé en mars 2017), coalition de factions ralliées à al-Qaïda, et l’EIGS (État Islamique au Grand Sahara), la branche sahélienne de l’État islamique, né en mai 2015, mais qui n’a été reconnue officiellement par le commandement de l’EI qu’en octobre 2016. Ces deux acteurs ont eu tendance à renforcer leur implantation, et pour l’EIGS, que je connais mieux, à s’étendre géographiquement : ce dernier opère désormais dans la région de Tillabéry au nord-ouest du Niger, dans la région de Ménaka et Gao au Mali, où il maintient aussi une présence à l’extrême-nord au-delà de Kidal vers la frontière algérienne, et dans le nord et l’est du Burkina Faso. L’enlèvement de 2 touristes français au mois de mai dernier dans le nord du Bénin, dans lequel l’EIGS a possiblement été impliqué, montre la capacité du groupe à descendre encore plus au sud vers les États côtiers.

Dans l’imaginaire collectif, les groupes djihadistes sont souvent perçus comme des amateurs. Pourtant, surtout dans le BSS, on assiste à un fort degré de professionnalisation. Qu’en est-il réellement ?

Si je reprends l’exemple de l’EIGS, c’est évident. L’embuscade de Tongo Tongo, au Niger (4 octobre 2017), montrait déjà que l’EIGS n’était pas un adversaire à sous-estimer : 4 hommes des forces spéciales américaines y ont laissé la vie, ainsi que 5 soldats du Niger.

La montée en puissance de l’EIGS est particulièrement visible depuis le début de l’année, qui correspond aussi à un lien rétabli avec l’appareil central de l’État islamique et son appareil de propagande. Une vidéo de l’agence Amaq montre ainsi, le 3 avril dernier, l’attaque d’un campement français du 1er régiment d’infanterie de marine à Abakar, au Mali : un véhicule kamikaze est employé pour ouvrir l’assaut, suivi d’une vague d’assaillants à motos. Le véhicule est détruit à une trentaine de mètres des positions françaises, mais son explosion provoque une quinzaine de blessés, dont deux graves. L’EIGS avait déjà utilisé un véhicule kamikaze contre les troupes françaises en janvier 2018 dans la même région.

À partir du mois de mai, la propagande de l’EI incorpore le secteur de l’EIGS à sa wilayah (province) Afrique occidentale, qui auparavant ne comprenait que les djihadistes opérant dans le bassin du lac Tchad, principalement au Nigéria. C’est que la connexion rétablie avec l’appareil central de l’EI et la progression sur le plan militaire de l’EIGS pourrait bien être liées à l’arrivée de combattants nigérians de l’EI pour les épauler.

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L’EIGS monte une opération complexe contre l’armée du Niger le mardi 14 mai : le groupe attaque la prison de Koutoukalé au nord de Niamey avec un véhicule volé à MSF transformé en SVBIED, pour attirer l’armée nigérienne plus au nord, près du village de Bella Beri, dans le secteur de Tongo Tongo, que le groupe a préalablement piégé avec des IED (engins explosifs improvisés). Les djihadistes avaient détruit les relais téléphoniques dans la zone au préalable. L’embuscade fait 28 morts parmi les soldats.

Le 1er juillet, l’EI attaque la base d’Inatès au Niger en lançant 2 véhicules kamikazes sur une entrée dans la base, suivis d’escouades portées à motos. Bilan : 18 soldats tués.

Le 17 septembre, l’EI diffuse une vidéo de l’agence Amaq montrant pour la première fois un tir de roquettes Grad (122 mm), récupérées dans une base militaire probablement, sur des positions de l’armée du Niger. C’est la première fois que l’EIGS fait la publicité de ce type de frappe indirecte… comme la branche nigériane l’avait fait en février 2019. Deux jours plus tard, l’EI revendique l’attaque de la base de Koutougou au Burkina Faso, qui avait fait 24 tués parmi les soldats burkinabès, un mois plus tôt.

Le 1er novembre, l’EIGS attaque la base d’Indelimane au Mali, tuant 49 soldats maliens et 1 civil. L’opération a mobilisé un nombre important de djihadistes, les petites cellules se regroupant avec leurs motos pour lancer une attaque conséquente sur une position fixe. Les documents publiés dix-huit jours plus tard par l’EI sur cette opération offrent pour la première fois un indice tangible de la présence de Nigérians aux côtés de l’EIGS : 2 hommes portent en effet des uniformes nigérians saisis, ce qui laisse penser que des Nigérians sont bien présents au Sahel. Le 2 novembre, un brigadier du 1er régiment de Spahis français est tué par un IED dont l’EIGS fait aussi une abondante utilisation – un soldat français sera encore grièvement blessé par l’un de ces engins le 7 décembre, à Infigaren, à l’est d’Ansongo, entre Gao et Menaka.

Le 20 novembre, une embuscade contre l’armée malienne à Tabankort provoque encore plusieurs dizaines de tués parmi les soldats maliens. Le 9 décembre, un SVBIED explose sous les tirs des soldats nigériens à Agando, près de la frontière avec le Mali : 2 soldats sont tués par l’explosion et 5 blessés. L’attaque n’a pas été revendiquée, mais elle est probablement le fait de l’EIGS. Le 10 décembre, vers 19 h 30, la base nigérienne d’Inatès est de nouveau attaquée par les djihadistes. Ces derniers avaient coupé toutes les communications autour de la base, avant de la submerger : le bilan est lourd avec plus de 70 soldats tués, dont le commandant de la place. L’EI revendique l’attaque rapidement : il semble qu’il ait utilisé là encore des véhicules kamikazes (SVBIED), et des tirs de mortier.

Le 25 décembre, au Niger, un convoi d’escorte d’agents électoraux est attaqué dans la région de Tillabéry au Niger : 7 gardes nationaux et 6 gendarmes au moins sont tués (le bilan est porté à 16 morts ensuite), on compte aussi 4 blessés et un disparu.

Sur le plan militaire, la sophistication de l’EIGS en moins d’une année est donc patente. Si le groupe fonctionne en petites cellules se déplaçant à motos, pour éviter le repérage par la force Barkhane et faciliter son ravitaillement, il est capable de mobiliser des effectifs importants -parfois une centaine d’hommes- pour attaquer des bases militaires ou autres installations fixes. Fait significatif, le groupe a de plus en plus recours aux SVBIED pour ouvrir les assauts, suivis de vagues de combattants portés en motos. Il a accru son utilisation de feux indirects : aux tirs de mortiers s’ajoutent maintenant les tirs de roquettes sur affûts artisanaux. Son implantation locale parmi la population lui permet d’être bien renseigné et des drones ont été utilisés pour observer certaines bases militaires avant les attaques. Ce renforcement des tactiques militaires est probablement dû, pour partie, au lien rétabli avec l’appareil central et peut-être à la présence de cadres venus du Nigéria épauler leurs camarades du Sahel. L’EIGS tente manifestement de mettre à profit son nouveau potentiel militaire pour se tailler une base à cheval sur le nord du Burkina Faso, la région du Mali frontalière du Niger autour de Ménaka, et la région de Tillabéry au Niger. L’accélération des attaques depuis novembre dans ces 3 pays le montre bien. Cette stratégie réplique celle que la branche nigériane de l’EI a mis en œuvre au Nigéria entre juillet 2018 et les premiers mois de 2019.

L’armée burkinabée semble dépassée par les attaques à répétition des groupes islamistes. Quelles pistes permettraient d’inverser la tendance afin de faire jeu égal avec les organisations terroristes ?

L’attaque sur Arbinda montre que des succès restent possibles contre les formations djihadistes. Le poste de gendarmerie d’Arbinda bénéficie sans doute d’un meilleur renseignement humain, peut-être en raison d’une bonne imbrication avec la population locale. Il ne faut pas oublier que les djihadistes sont, eux aussi, des locaux. Les plus âgés sont des vétérans des phases précédentes du djihad global. Face à des katibas djihadistes mobiles, enracinées localement et bénéficiant, elles aussi, d’un renseignement abondant, qui intimident la population en exécutant ceux qui collaborent avec les autorités (l’EIGS s’en prend ainsi aux chefs de village dans la région de Tillabéry au Niger pour faire place nette), utilisant des tactiques militaires de plus en plus sophistiquées (SVBIED, IED, drones, etc), les armées locales n’ont que peu de marge de manœuvre. Le risque est grand qu’elles demeurent « bunkerisées » dans leurs installations militaires sans en sortir, ou, en tout cas, qu’elles laissent de plus en plus l’initiative à l’adversaire.

Les attaques récentes de bases le montrent bien : non seulement elles entraînent des pertes importantes chez les forces régulières, démoralisant les soldats, mais elles permettent en outre aux djihadistes de récupérer un butin matériel non négligeable qui nourrit les attaques suivantes. En ce sens, la présence de l’opération Barkhane se révèle cruciale, car l’armée française est en capacité de porter des coups aux djihadistes qui, sans être à proprement parler décisifs, amoindrissent parfois leurs possibilités d’action. Mais encore faut-il que les armées locales soient en mesure de profiter de cette « fenêtre » ouverte par l’opération Barkhane : actuellement, ce n’est pas le cas, pour des raisons politiques, socio-économiques, qui ont une influence sur les outils militaires de ces pays, le Burkina comme ses voisins.

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