Après les conciliabules entre la Kasbah et le Palais de Carthage, le Premier ministre tunisien a fait appel, mardi soir à la télévision, à l’opinion publique contre le pouvoir présidentiel.
Après s’être vanté des « mérites » de son gouvernement, qu’il dit « en guerre continue contre la corruption », Youssef Chahed a cherché à jouer, encore une fois, la base contre le sommet, alors que beaucoup, en Tunisie, ont perdu espoir en la politique. Notamment parce qu’elle ne parvient pas à résoudre la crise larvée qui enserre le pays depuis quelque temps. Dans la même allocution, M. Chahed a d’ailleurs rappelé les gros risques encourus par une économie tunisienne fragilisée et en quête de devises pour colmater les brèches. Quant à l’identité des mandataires et mandatés de « sa » bataille contre la corruption, nous l’ignorons toujours.
« Intérêt » du pays
Pourtant, le discours du Premier ministre n’est pas codé. Il a même tiré à boulets rouges sur Hafedh Caid Essebsi, le fils du président de la République et président du parti au pouvoir, Nidaa Tounes, qu’il accuse expressément d’être à l’origine de l’hostilité de la formation à son égard. Rien d’étonnant ; rien de nouveau : Youssef Chahed dit seulement tout haut ce que tout le monde – ou presque – pense tout bas. A savoir : une bonne partie des députés, des politiciens et des journalistes qui dénoncent, depuis un moment, l’amateurisme politique du fils du président, qu’ils considèrent être à l’origine des frictions au sein du parti majoritaire.
Toutefois, Youssef Chahed, qui semble agoniser politiquement, cherche maintenant à plaider sa cause, au milieu des tiraillements économiques et des tractations partisanes farfelues. Il a donc adressé un courrier « posthume » rappelant l’ « appel au secours » du précédent Premier ministre, Habib Essid, avant sa révocation. Mais M. Chahed était prévenu, ceci dès qu’il a accepté le poste de chef de gouvernement, des risques qu’il encourait et du retour de manivelle. C’est pourquoi son changement de camp aujourd’hui ne se justifie pas, surtout lorsqu’on sait que deux semaines avant, soit lors des élections municipales, il défendait bec et ongle son parti, Nidaa Tounes.
C’est à se demander si son discours, plat et truffé de demi-mots, ne s’adressait pas au président lui-même. Histoire, pour le chef du gouvernement, de hausser le ton et faire une demande publique à Beji Caïd Essebsi de « contenir son fils gâté », qui fait des siennes au sein de Nidaa Tounes. Et qui s’attire des foudres qui dérangent Youssef Chahed – surtout que le fils du chef de l’Etat réclame sa démission. Ambiance. Pendant ce temps, Ennahdha pratique le double discours : son chef, Rached Ghannouchi, est à la fois anti-Chahed – afin de conserver sa bonne relation avec l’UGTT, le syndicat historique et le premier contrepouvoir en Tunisie – et pro-Chahed pour « l’intérêt » du pays.
« Petit écolier »
Son nom a d’ailleurs été cité par le Premier ministre dans son allocution (« cheikh al-Hikma »). Rien de plus logique : le président du parti islamiste s’est érigé en « sauveur » d’un Youssef Chahed en perdition, n’ayant pas adhéré à l’idée de son éviction lors de la réunion pour l’adoption du document de Carthage 2, d’ailleurs suspendue. Une manière pour le Premier ministre de témoigner à Rached Ghannouchi sa « reconnaissance » pour le soutien apporté en ce temps de « crise ». Dans un tel contexte, l’annonce par le chef du gouvernement de son intention de rester en place n’a rien de téméraire ; il s’agit plutôt d’une tentative de dissuader son « bourreau » Hafedh Caid Essebsi de l’évincer.
Et, peu animé, peu convainquant et fidèle à sa posture de « petit écolier », Youssef Chahed veut maintenant imposer son territoire et le défendre. Sauf que, du point de vue de la communication, il reste fade et en manque de confiance. En mettant l’échec de Nidaa Tounes et les causes de la crise politique sur le dos du fils du président, le Premier ministre se débarrasse bien vite du fardeau de la responsabilité de la déroute. Un peu comme un coach qui profiterait de la conférence de presse d’avant-match pour crier à la « météo peu avantageuse » et au « terrain catastrophique ». Si la défaite est au rendez-vous, que pouvait-il faire ?
Dans cette tentative de passage du « petit écolier » au « leader accompli », la métamorphose de M. Chahed reste peu convaincante ; avec peu de moyens pour se défendre et des choix politiques restreints, le chef du gouvernement, sur un siège éjectable, joue sa dernière carte politique en tentant de s’attirer la sympathie des Tunisiens. Toutefois, le courage est une vertu qui n’habite pas toujours la résistance. De temps en temps, pour se faire fort et crédible en tant que leader, il faut revoir ses calculs et savoir dire non quand il le faut. Et si le départ s’impose pour cela, avoir le courage de le faire.
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Mounira Elbouti est doctorante et enseigante à l’IMT Business School. Elle s’intéresse à l’analyse de l’évolution des sociétés maghrébines post-« printemps arabe » et s’est spécialisée dans les questions de genre, de leadership et de transformation digitale. Elle a déjà collaboré avec le HuffingtonPost Maghreb, Le Mondafrique, Tunis Hebdo et Liberté Algérie.